Caroline Poggi et Jonathan Vinel : « Nous avons créé un jeu spécifiquement pour le film »

Caroline Poggi et Jonathan Vinel : « Nous avons créé un jeu spécifiquement pour le film »

12 juillet 2024
Cinéma
Eat the Night
« Eat the Night » réalisé par Caroline Poggi et Jonathan Vinel Tandem Films

Les cinéastes d’Eat the Night détaillent l’hybridation entre cinéma et jeu vidéo au cœur de leur nouveau film. Une œuvre présentée à la Quinzaine des cinéastes 2024 qui mêle prises de vue réelle et animation.


Comment avez-vous conçu le jeu Darknoon, auquel jouent les personnages d’Eat the Night ? Avez-vous tout de suite eu une idée précise de ce à quoi il devait ressembler ?

Jonathan Vinel : Ce n’est pas la première fois que nous utilisons des jeux vidéo dans notre travail. Nous avions fait ce qui s’appelle du machinima, qui consiste à détourner des jeux vidéo pour en faire des récits de cinéma. Avec Eat the Night, nous avons poussé la démarche plus loin en créant un jeu spécifiquement pour le film. C’est passé par une rencontre avec Saradibiza et Lucien Krampf. Nous avons d’abord travaillé avec eux sur Bébé Colère, un court métrage réalisé pendant le Covid, puis Best Secret Place et La Fille qui explose, un autre court métrage que nous venons de finir et qui sera montré au festival de Locarno. Le fait de travailler avec eux nous a permis de comprendre comment fonctionnait la 3D, et comment l’utiliser.

Caroline Poggi : Eat the Night a coûté un peu moins de 2 millions d’euros. Or, nos références en termes de jeux vidéo, ce sont les jeux des studios de Hideo Kojima, c’est-à-dire un travail très poussé, hyperréaliste, et assez coûteux à produire. Nous nous battions donc contre des titans ! Si nous n’avons pas pu partir d’un jeu préexistant, c’est parce qu’il y a une séquence dans Eat the Night où les personnages deviennent leurs avatars, ce qui impliquait de la mocap (motion capture) – et c’était impossible de le faire avec un jeu préexistant. Nous avons donc décidé de monter un petit studio nous-mêmes, en faisant appel ponctuellement à des talents ayant des compétences très précises, comme des character designers, qui ont dessiné les avatars, mais aussi des modélisateurs. Le jeu a été créé dans quinze mètres carrés, à Paris, avec trois personnes et trois ordinateurs. Au tout début, nous ne savions pas trop où nous allions, parce que personne n’avait jamais fait ça. C’était l’inconnu. Finalement, nous sommes restés très proches de nos références d’origine. Mais nous avons reçu les dernières images du jeu en décembre dernier, alors qu’on finissait le montage – notamment les images de foule de la fin du film, les cadavres qui tombent du ciel, etc. Jusqu’à la toute fin, donc, ce n’était pas évident pour nous de réaliser à quel point les images du jeu allaient pouvoir prendre en charge le récit, en termes d’émotion notamment. C’est délicat, d’autant plus pour un film qui parle de la contamination entre deux mondes. Mais tout s’est très bien fini, et sans compromis. Pour résumer, il y a eu un aller-retour pendant huit mois entre montage image et jeu vidéo, quasiment en simultané.

Eat the Night
Eat the Night Tandem
Réaliser Eat the Night, c’était comme enchaîner deux tournages.
Caroline Poggi

Les acteurs n’avaient donc pas d’images du jeu en tête au moment du tournage ?

Caroline Poggi : Non. Quand on tournait les scènes sur le plateau, ils avaient pour références des séquences que Jonathan avait montées, des footages de jeux mais qui étaient un peu aléatoires. C’était pour leur donner un sentiment de ce que les personnages avaient en face d’eux sur l’écran.

Jonathan Vinel : Mais en réalité, il y a très peu de scènes où ils ont à jouer devant des ordinateurs, donc cela fonctionnait.

Caroline Poggi : Quant à la séquence en mocap, on l’a tournée dans des studios spécialisés, de grands hangars avec cinquante caméras, et là c’était plus compliqué, parce que les acteurs jouaient physiquement dans un espace imaginaire. C’était d’autant plus difficile qu’on sortait d’un tournage très réaliste, au Havre. Soudain, on leur demandait d’imaginer un lac immense, une montagne… C’était plus compliqué pour eux de se projeter. Pour nous aussi, puisque c’est la première fois qu’on faisait cela !

 

Aviez-vous en tête des références de films ayant mis en scène des jeux vidéo, et donné à voir ce type d’allers-retours entre le réel et le virtuel ?

Jonathan Vinel : Pas vraiment. J’ai vu le film de Steven Spielberg, Ready Player One, à sa sortie, mais on ne percevait pas vraiment qu’il y avait un jeu à l’intérieur du film. Mes références viennent plus de l’art contemporain, d’un artiste comme Jon Rafman. Je ne prétends pas avoir inventé l’hybridation entre film et jeu, mais nous n’avions aucune référence précise en tête. En réalité, Eat the Night s’inspire plus de films comme Mon oncle d’Amérique d’Alain Resnais, qui mélangeait des archives, différentes sources d’images… Des films qui pratiquent l’hybridation, mais pas forcément avec le jeu vidéo.

Les scènes de jeu dans le film sont souvent contemplatives, l’action se situe plus du côté du réel…

Jonathan Vinel : Le but du film était aussi de parler des différentes façons de jouer. Je pense qu’il y a autant de façons de jouer qu’il y a de joueurs. Le personnage d’Apolline, en tout cas, à un rapport aux jeux qui est plus « errant », disons. C’est son refuge à elle et elle aime aller hors du script. Il y a toujours l’idée dans un jeu qu’il existe des missions à accomplir. Après, c’est une question de comment y aller et comment remplir le temps et l’espace. Moi aussi, j’aime utiliser les missions comme prétexte pour errer dans des espaces calmes. Il y a une dimension relaxante dans les mondes ouverts de certains jeux, avec la nature très belle, le traitement du son… Cela peut détendre par rapport au rythme du monde. Ce n’est en revanche pas du tout la façon de jouer du personnage de Pablo. Il joue comme il est dans la vie : il aime aller vite, repousser les limites… Les deux personnages ont une façon de jouer différente et un rythme différent. Apolline remplit le jeu avec ses sentiments. On a souvent entendu dire que si les jeunes sont violents, c’est à cause des jeux vidéo. Mais il y a beaucoup de preuves, au contraire, que les jeux permettent de diminuer la violence, en servant de catharsis.

Eat the Night 
Eat the Night Tandem
Ce qui rend notre démarche expérimentale et artisanale, c’est que l’on détourne des outils qui viennent du jeu vidéo pour faire de la mise en scène à l’intérieur.
Jonathan Vinel

Comment s’est fait l’arbitrage entre le temps de métrage consacré au jeu et celui consacré au monde réel ? Le ratio a-t-il beaucoup changé entre l’écriture et le montage ?

Caroline Poggi : Non, il n’a bougé que marginalement. Il y a seulement une séquence de jeu que nous n’avons pas utilisée. Le pourcentage est fidèle. Ce qui a changé, c’est la place des séquences de jeu dans la narration. Il faut préciser que si les spectateurs ont l’impression que le jeu est très présent dans le film, il n’y a en réalité que quinze minutes de jeu sur une heure quarante-cinq. En fait, cette impression est due à plusieurs aspects. D’abord, les décomptes qui s’affichent sur l’écran, ce compte à rebours qui annonce la fin prochaine de Darknoon. Ensuite, ces écrans d’ordinateur qui sont souvent présents dans le fond du cadre. L’idée du jeu est filée pendant tout le film… Enfin, les premières images du jeu que l’on voit au début du film sont assez chargées. On a donc l’impression de le voir beaucoup. Mais c’est en réalité très rapide. Il y a trente décors différents dans la séquence d’introduction, trente séquences qui ont été parmi les choses les plus compliquées à faire. Le scénario de cette scène ne fait pourtant qu’une page !

Jonathan Vinel : Cela représente presque deux mois de travail pour un passage qui dure deux minutes dans le film.

Caroline Poggi : Écrire « des cadavres tombent du ciel », c’est facile sur le papier, mais c’est autre chose à réaliser ! Un casse-tête énorme, rendu possible par le fait que les outils de création 3D se sont beaucoup démocratisés. Saradibiza et Lucien Krampf utilisent un moteur de jeu appelé Unreal Engine, qui permet de créer rapidement, de voir en temps réel ce que l’on est en train de faire. Ce n’est pas simple pour autant, parce que l’on passe beaucoup de temps à résoudre des bugs, ce moteur n’étant pas forcément fait pour concevoir des séquences d’animation.

Jonathan Vinel : À l’origine, Unreal Engine est fait pour faire des jeux. Ce qui rend notre démarche expérimentale et artisanale, c’est que l’on détourne des outils qui viennent du jeu vidéo pour faire de la mise en scène à l’intérieur. D’où les bugs. Nous avons passé beaucoup de temps à résoudre des problèmes, ce qui rend les choses très compliquées à planifier en termes de deadlines. On ne sait jamais exactement le temps que le travail va prendre.

De quelle manière l’esthétique de Darknoon a-t-elle influencé celle du film, et inversement ?

Jonathan Vinel : Nos références pour le jeu étaient très claires : il s’agissait de jeux de dark fantasy, d’heroic fantasy, type Sky Realm, Dark Souls, Bloodborne ou Elden Ring. C’était très précis, et logique par rapport aux personnages, à leurs références culturelles, à la musique qu’ils écoutent. Ce sont des jeux auxquels on a joué, auxquels on voulait rendre hommage, mais en cherchant un aspect plus pop dans les couleurs. Ces jeux sont en effet souvent assez sombres, et on savait que le film allait être « dur » visuellement. Il fallait contraster avec la ville du Havre, assez froide et brumeuse. Donc, dès qu’il était possible de ramener des couleurs, on le faisait. Darknoon est né d’une envie de gothique mais avec des couleurs très fluo. Ensuite, le seul ajustement qu’il y a eu, c’est celui par rapport aux acteurs et actrices. On a recréé les avatars en fonction d’eux. Il y a des détails dans les traits des avatars qui rappellent ceux de Lila [Gueneau], Théo [Cholbi] et Erwan [Kepoa Falé].

Mettre en scène un jeu et mettre en scène un film, est-ce un travail qui fait appel à des ressorts différents ?

Jonathan Vinel : La plus grande différence est qu’il n’y a pas d’acteurs à diriger. Pour ce qui est du découpage, de la mise en scène pure, il se trouve que tous nos films sont très découpés à l’avance. Le découpage qu’on a réalisé pour les séquences de jeu était aussi précis, et pensé de la même façon, que ce que l’on fait d’habitude. Une autre différence est que lorsque l’on mettait en scène le jeu, on était seulement trois ou quatre dans la pièce, alors que dans la vraie vie, sur un plateau, tu es entouré d’une équipe, qui t’aide à ne pas faire d’erreur. Il faut donc être particulièrement attentif. C’est à la fois similaire et très différent.

Caroline Poggi : Je dirais la même chose : similaire et différent. Réaliser Eat the Night, c’était comme enchaîner deux tournages. Et sur le tournage du jeu, il y a beaucoup d’aspects que tu ne maîtrises pas, beaucoup de bugs, de problèmes et d’incertitudes. J’ai eu l’impression de passer huit mois à prier devant des ordinateurs !
 

EAT THE NIGHT

Affiche de « Eat the night »
Eat the night Tandem

Réalisation : Caroline Poggi et Jonathan Vinel
Scénario : Caroline Poggi, Jonathan Vinel, Guillaume Bréaud
Production : Agat Films, Atelier de production
Coproduction : ARTE France Cinéma
Distribution France : Tandem
Ventes internationales : Mk2 Films
Sortie le 17 juillet 2024

Soutiens du CNC : Aide aux techniques d'animation ATA, Aide sélective à la distribution, Avance sur recettes après réalisation