« Tout le monde aime Jeanne », un film hybride entre prises de vues réelles et animation

« Tout le monde aime Jeanne », un film hybride entre prises de vues réelles et animation

09 septembre 2022
Cinéma
« Tout le monde aime Jeanne » de Céline Devaux
Blanche Gardin dans « Tout le monde aime Jeanne » de Céline Devaux Les Films du Worso - O som e a furia

Céline Devaux, réalisatrice multiprimée pour ses différents courts métrages animés, s’essaie pour la première fois au long métrage, avec un film dont Blanche Gardin tient le rôle principal. Rencontre.


Après plusieurs courts métrages d’animation (dont Le Repas dominical, césarisé en 2016), Tout le monde aime Jeanne marque vos débuts dans le format long où vous mariez prises de vue réelles et animation, comme vous aviez commencé à le faire dans Gros Chagrin, primé à la Mostra de Venise 2017. Comment est né ce goût pour cette forme hybride ?

Le déclic a eu lieu avec Le Repas dominical et plus précisément le jour où Vincent Macaigne est venu enregistrer la voix du narrateur. J’y ai découvert le plaisir de diriger un comédien. La richesse de l’interprétation qu’il a proposée m’a ouvert un champ de possibilités que j’ai eu envie d’explorer. Je m’y suis essayée pour la première fois, à petite dose, avec Gros Chagrin. Mais dès le départ, je savais que mon premier long épouserait cette forme hybride où prises de vues réelles et animation dialogueraient.

Céline Devaux
Après son César en 2016 pour « Le Repas dominical », Céline Devaux s'essaie au long métrage avec  « Tout le monde aime Jeanne ».Diaphana

Quel est le point de départ de Tout le monde aime Jeanne, portrait d’une jeune femme, incarnée par Blanche Gardin, dont la vie part à vau-l’eau après un échec professionnel ultra-médiatisé ? 

L’ambition était vaste au départ ! (Rires.) Raconter tout ce qui nous est arrivé de honteux dans l’existence, mais aussi tous ces moments où l’on vit quelque chose de bien tout en se demandant si on réalise pleinement ce qui se passe et si on s’en souviendra dans quelques années.

Bref, je voulais parler de ce sentiment d’inquiétude qui, au fond, nous relie tous.

Mais il a fallu la rencontre avec la productrice Sylvie Pialat pour que tout cela prenne une forme et une direction plus concrètes.

 

Pourquoi vous êtes-vous tournée vers Sylvie Pialat ?

Cela faisait longtemps que je voulais lui écrire, mais je repoussais ce moment tant cela me paraissait hors de portée. Et puis le hasard a fait qu’elle a été désignée comme ma marraine au cours d’un événement organisé par la Fête du court métrage. C’est là que la rencontre a eu lieu. 

Quelle fut sa première réaction à ce projet hybride ?

Je pense que c’est précisément pour ce mélange d’animation et de prises de vue réelles que Sylvie a eu envie de s’engager. Elle connaissait mes courts et savait qu’il ne s’agissait en aucun cas d’une coquetterie formelle mais du fondement même de mon travail.

Le personnage animé de ce film est la voix intérieure de Jeanne, qui prend vie sous la forme d’un petit personnage dont les longs cheveux couvrent le regard et le visage. Comment l’avez-vous créé ?

Je cherchais la manière dont quelqu’un allait pouvoir s’adresser à Jeanne pour la bousculer, la harceler, sans vraiment savoir sous quelle forme le représenter. L’idée du personnage animé est née de mes nombreux carnets de croquis où je dessine les situations qui m’arrivent – surtout les plus humiliantes, évidemment ! (Rires.) Comme j’ai les cheveux longs et que je ne me tiens pas toujours très bien, cette attitude avec les cheveux sur le visage qui couvrent le regard est venue de là. Elle a donné naissance à cette sorte de petit fantôme, ni homme ni femme, qui semble tout droit sorti d’un rêve ou d’un cauchemar.

Vous écrivez donc le scénario et dessinez les aventures de cette voix intérieure en même temps ?

Oui. Et c’est encore plus entremêlé que cela car, pour l’écriture à proprement parler des aventures qui vont arriver à Jeanne, je me suis nourrie de ces carnets de notes dont je vous parlais, fruits de mes observations du quotidien, qui me servent de base pour mes films ou mes dessins.

Ici, au fond, l’animation me sert à montrer l’inmontrable. 

 

Quels ont été les plus grands obstacles rencontrés dans ce processus d’écriture ?

Moi-même ! (Rires.) Ouvrir chaque jour son ordinateur et pleurer en se demandant qui va bien pouvoir s’intéresser à l’histoire que j’essaie de raconter. Aller à des réunions de travail avec Sylvie en étant ravie des idées que j’avais trouvées et en ressortir déprimée parce qu’elle avait pointé avec raison que cela ne fonctionnait pas. Mon moteur, pour braver ces obstacles, a été de mettre dans ce scénario des choses de moi que j’aurai peur de raconter à des amis.

Mais d’où vient l’idée du métier singulier de votre héroïne : une inventrice qui a imaginé une machine à nettoyer la mer pour lutter contre la pollution ?

Je voulais que Jeanne exerce un métier qui fasse rêver, mais qui ouvre du coup le champ à tellement d’espoirs que si tu rates ton coup, tu rates aussi pour tout le monde. Quand cette machine coule à pic avant même d’avoir commencé à fonctionner, l’échec professionnel de Jeanne devient une désillusion collective, celle de tous ceux qui attendaient qu’elle réussisse à leur place. Le fardeau est encore plus lourd à porter pour elle.

Comment se construit alors l’équilibre entre la dépression de Jeanne et la comédie des situations qu’elle rencontre, provoque ou traverse ?

Le danger avec un personnage, c’est de l’aimer trop, de se laisser porter par lui et de faire à la fin un film ennuyeux. De l’écriture au montage, mon obsession a été le rythme. En l’occurrence, épouser le rythme de la vie qui est au fond hyper rapide même quand on s’ennuie à mourir car il se passe toujours plein de choses en même temps.

Et pour cela, j’ai essayé de conserver une structure la plus classique possible tout en m’inspirant de la littérature de Jane Austen ou Philip Roth, ces auteurs qui savent si bien raconter ces détails auxquels on peut s’identifier. 

Quand débute le travail sur l’animation à proprement parler ?

Après le tournage, à l’exception d’une toute petite partie en amont, pour mettre en place le procédé. Pour être honnête, au départ, je pensais dessiner beaucoup plus en amont du tournage, même si tout le monde m’avait prévenue que jamais je n’en aurais le temps ! (Rires.) Et ils ont eu raison. Comme le montage se déroulait en parallèle du tournage, j’ai pu m’appuyer sur un premier bout à bout et j’ai dessiné pendant deux ou trois mois dans mon coin avant de retourner en montage, où le travail de dessin et d’animation a continué. Dès qu’il me manquait quelque chose ou qu’une scène ne fonctionnait pas à l’écran, je dessinais le complément. 

Votre technique d’animation a évolué en passant du format court au format long ?

Non, elle est restée strictement identique, avec la même assistante, Rosalie Loncin, qui s’occupe de traiter mes images et de tout mettre en forme après que j’ai charbonné. Je dessine tout à la main avec de la peinture acrylique ou des feutres sur une feuille transparente (au-dessous et au-dessus de laquelle se trouvent respectivement une tablette lumineuse et un appareil photo). Ce moment de l’animation est pour moi un moment de réflexion. Celui où des idées finissent toujours par me venir.

Qu’est-ce qui a le plus changé dans votre travail en passant de l’animation pure à ce format hybride ? 

C’est le même travail au fond. Et le fait que les timings soient serrés sur un plateau ne m’a pas dépaysée. Ma technique d’animation est traditionnelle et travaillant seule, je suis habituée à la contrainte.

TOUT LE MONDE AIME JEANNE

Réalisation et scénario : Céline Devaux
Photographie : Olivier Boonjing
Montage : Gabrielle Stemmer
Musique : Flavien Berger
Production : Les Films du Worso, Scope Pictures, O Som e a Furia, France 3 Cinéma
Distribution : Diaphana Distribution
Ventes internationales : Elle Driver