Quand a débuté votre collaboration avec Kirill Serebrennikov ?
Céline Dornier : Chez Logical, nous travaillons avec lui depuis son précédent film, La Fièvre de Petrov (2021).
Pierre Mazars : Et nous, avec Charades, depuis Leto (2018) dont nous étions en charge des ventes internationales. Kirill avait déjà été emprisonné et nous avions eu des difficultés à le contacter. Des difficultés qui ont continué quand il a été assigné à résidence. Là, nous avons pu aller le voir, mais on s’est retrouvés comme propulsés dans un film d’espionnage, accueillis et fouillés par les hommes du FSB, avec des micros partout dans sa maison dont il ne pouvait pas sortir. Et si son assignation à résidence s’était un peu détendue au moment du tournage de La Femme de Tchaïkovski, les circonstances restaient tout sauf normales.
CD : Le tournage de La Fièvre de Petrov en avait d’ailleurs été très concrètement affecté, car Kirill avait des audiences tous les jours et devait quitter le plateau pour s’y rendre.
PM : Quand le producteur de Kirill, Ilya Dzhincharadze, nous a proposé d’être à la fois vendeurs et coproducteurs de La Fièvre de Petrov, il nous a aussi tout de suite parlé de Logical avec qui il était en discussion. Le hasard veut que nos sociétés aient été créées toutes les deux voilà six ans et qu’on ait connu notre baptême du feu ensemble sur Revenge de Coralie Fargeat. J’ai donc expliqué à Ilya qu’on avait déjà eu l’occasion de travailler ensemble et que tout s’était merveilleusement passé. On est donc partis en coproduction, chacun avec nos spécificités et nos expertises. Les ventes internationales pour Charades, la recherche de financement et le suivi de budget pour Logical.
Comment se déroulent les premiers rendez-vous pour La Femme de Tchaïkovski ?
PM : C’est un projet que Kirill a en tête depuis un long moment. Sans savoir s’il donnera lieu à une série télé ou à un film. Tout a commencé pour nous le jour où on a reçu le scénario, comme toujours avec lui très dense, très fourni. Les scénarios de Kirill ne sont pas les plus simples à lire, malgré la qualité de la traduction de Joël Chapron ! Et ils diffèrent à chaque fois du résultat final, tant il ne cesse d’apporter des modifications sur le plateau.
CD : Mais sa vision est aussi à chaque fois très claire et vous accroche.
PM : Faire un film en Russie qui assume l’homosexualité de Tchaïkovski était une vraie gageure au moment où ce sujet est plus tabou que jamais dans le pays et qu’il y existe une chasse aux sorcières très violente contre le mouvement LGBT. C’est ce qui explique d’ailleurs que le film ne pourra jamais sortir en salles là-bas.
CD : Le tournage de La Femme de Tchaïkovski s’est fait sous le sceau du secret en Russie et son plateau était totalement fermé, même pour nous. On avait le mot d’ordre de ne pas en parler et de déposer tous nos dossiers sous le faux titre d’Antonina [le prénom de la femme de Tchaïkovski, NDLR] afin de ne pas attirer l’attention.
En quoi a consisté votre travail sur ce film ?
CD : Kirill est un cinéaste qui sait avec précision ce qu’il veut et où il va. Donc ce n’est pas le type de production où notre apport en termes artistiques est énorme. Notre travail a consisté à lever des fonds en France. Et ce dans une situation rendue complexe, voire inextricable, par le fait que Kirill étant un opposant au régime de Poutine, il était impossible d’obtenir un agrément pour La Femme de Tchaïkovski côté russe. Ce qui rendait automatiquement impossible aussi le fait d’en avoir un côté français pour des questions administratives. Heureusement, on a pu compter sur le soutien essentiel et indéfectible d’Arte et du distributeur Bac Film déjà présents sur les deux précédents films de Kirill, mais aussi du CNC via l’Aide aux cinémas du monde. Et l’ARCOM a fini par lui accorder une qualification européenne qui a facilité les choses dans la dernière ligne droite… et qui serait impossible aujourd’hui puisque les sanctions envers la Russie se sont durcies depuis.
PM : On peut vraiment remercier les partenaires que Céline a cités car, au fond, La Femme de Tchaïkovski a été victime d’une situation ubuesque qui en a fait un film apatride.
Ce film ambitieux en termes de direction artistique nécessitait des moyens conséquents. Avez-vous dû réduire vos ambitions à cause du contexte politique ?
PM : Rien n’a été revu à la baisse grâce à nos partenaires précédemment cités, mais aussi au soutien de Roman Abramovitch, un des seuls oligarques russes qui a essayé de communiquer avec les Ukrainiens et a fini par être victime d’une tentative d’empoisonnement ! Mais de toute façon, on ne se lance pas dans ce genre de projet avec un calcul financier en tête. On s’y investit car on voit en Kirill un cinéaste majeur dont on doit continuer à promouvoir le travail.
CD : Nous ne nous sommes jamais posé la question de notre engagement. Après La Fièvre de Petrov, notre envie de continuer à travailler avec Kirill était plus forte que tout. Et même sans soutien, on serait allés au bout comme nous nous étions engagés à le faire.
Une sélection en compétition à Cannes est souvent essentielle dans les ventes internationales d’un film. Quel a été son impact dans ces circonstances exceptionnelles ?
PM : Tout d’abord, on ne savait pas jusqu’au dernier moment si elle aurait lieu. Car les dirigeants ukrainiens nous expliquaient que – tout en reconnaissant la légitimité comme opposant à Poutine de Kirill – il était impensable pour eux de voir un film russe avec des acteurs russes monter les marches de Cannes. Une démarche qu’on comprenait évidemment, mais qui explique aussi pourquoi La Femme de Tchaïkovski s’est bien moins vendu à l’international, alors que parler de Tchaïkovski aurait dû faciliter les choses en suscitant plus d’appétit. Au final, à Cannes, malgré sa présence en compétition, on n’a signé aucune vente supplémentaire. Certains pays considérant la Russie comme un État terroriste, ils ont interdit toute importation russe. Il n’y avait donc plus de sujet de discussion. On a même dû annuler certains deals… alors que le film était au final apatride !
CD : On comprend évidemment que la guerre passe avant tout. Mais la présence du film à Cannes a d’abord et avant tout constitué un symbole fort vis-à-vis de la situation de Kirill. Pour montrer qu’il était important que sa parole circule, que l’art circule et à travers lui les idées politiques de l’opposition à un régime dictatorial.
PM : Cette reconnaissance était d’autant plus forte que Kirill n’avait pas été autorisé par Poutine à sortir de Russie et à monter les marches pour ses deux sélections précédentes avec Leto et La Fièvre de Petrov. On tient à saluer l’équipe du Festival de Cannes qui a subi des pressions énormes pour faire retirer le film. Ils ont eu raison de tenir bon puisque deux mois après, Kirill ouvrait le festival d’Avignon avec sa mise en scène du Moine noir de Tchekov. Son absence à Cannes aurait été par ricochet incomprise. Mais il a fallu un sacré courage à Kirill pour venir sur la Croisette car il a reçu de nombreuses menaces de mort. La montée des marches, moment habituellement joyeux, a été source d’un grand stress.
CD : La sécurité a été renforcée que ce soit dans les voitures qui nous menaient au Palais des festivals, sur les marches et dans la salle. Par peur d’un attentat. Et Kirill a regardé son film encadré par deux gardes du corps ! Jusqu’au bout, ce projet n’a ressemblé à aucun autre.
LA FEMME DE TCHAÏKOVSKI
Photographie : Vladislav Opelyants
Montage : Yuriy Karikh
Musique : Daniil Orlov
Production : Hype Film, Kinoprime, Charades Productions, Logical Pictures, Bord Cadre, Arte France Cinéma
Distribution : Bac Films
Ventes internationales : Charades
Sortie en salles le 15 février 2023