L’année dernière, la sortie du film Annie Colère (Blandine Lenoir) a remis en lumière les actions du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), qui, dans la France du début des années 70, aidaient des femmes enceintes à avorter, en appelant à la désobéissance civile et en pratiquant l’avortement par aspiration, ou méthode Karman, importé des États-Unis. Film-jalon d’une lutte qui aboutira à la loi Veil de janvier 1975, Histoires d’A, tourné au printemps 1973 par Charles Belmont et Marielle Issartel, donnait à voir l’un de ces avortements, dans un souci pédagogique et avec une puissance documentaire exceptionnelle. La séquence, d’une durée de seize minutes, conduira le ministre des Affaires culturelles de l’époque, Maurice Druon, à interdire le film de diffusion. Des projections illégales s’organisent alors dans toute la France, rythmées par un jeu du chat et de la souris avec les forces de l’ordre. Des centaines de milliers de spectateurs finiront par voir Histoires d’A, découvrant, au-delà de l’urgence de la question d’une légalisation de l’IVG, une ample réflexion sur la condition féminine.
Si Histoires d’A est une date dans l’histoire du cinéma militant, ce n’est pas seulement pour le retentissement qu’a causé son interdiction, c’est aussi parce que vous y dépassiez l’opposition qui existait alors dans le cinéma militant entre le « message » et la forme, en faisant véritablement dialoguer les deux. C’était un parti pris théorique ou quelque chose de spontané ?
De complètement spontané, car Charles Belmont et moi étions des cinéastes avant d’être des militants. Histoires d’A est un film où presque tout a été improvisé. « Presque », car la séquence de l’avortement, elle, a été mûrement réfléchie. Charles a dû assister à sept ou huit avortements pour réfléchir à la façon dont il allait le filmer. L’idée était d’être didactique : il fallait que le spectateur comprenne de quoi il s’agissait. Mais sur le reste, sur la forme, nous faisions ce que nous voulions, nous n’avions de comptes à rendre à personne. L’historienne Hélène Fleckinger estime qu’Histoires d’A est un film brechtien par le va-et-vient constant entre l’émotion et la pensée. Nous ne le qualifiions pas ainsi à l’époque, mais c’est en tout cas l’expression d’une révolte et aussi d’une analyse du monde, qui passe en effet beaucoup par l’image et le montage.
Ce film a pris une ampleur inattendue lors de son tournage, puisqu’à l’origine, il n’était question que de faire un court métrage…
Oui, le film était une demande du Groupe Information Santé (GIS), dont Charles Belmont et moi faisions partie, et que nous avions connu grâce au film précédent de Charles, Rak [1972, avec Sami Frey], une fiction sur la médecine et la santé – que je voudrais faire restaurer prochainement. Quand des membres du GIS ont jugé qu’il fallait montrer ce qu’était un avortement Karman en faisant œuvre de pédagogie, ils nous ont demandé de le réaliser. Puis, petit à petit, d’autres idées nous sont venues, pour ne pas isoler l’avortement du contexte. Nous avons eu envie de filmer des gens que nous connaissions via le militantisme maoïste, ou que nous venions de rencontrer, ou que des militants nous indiquaient. En faisant du porte-à-porte dans le 15e arrondissement par exemple, j’avais rencontré cette gardienne d’immeuble enceinte, et nous avons décidé de la filmer… Nous avons tourné douze à treize jours, obtenant sept à huit heures de rushes, et quand on a les montrées aux copains du GIS, ils nous ont dit : « Gardez tout, tout est bon ! » On a ajouté un commentaire, qui était un passage obligé, car il y avait des informations à transmettre. On était totalement libres et sincères dans notre démarche, personne ne nous disait quoi faire. Souvent, ce sont les directives qui abîment le cinéma militant et transforment les films en tracts filmés.
En ouvrant le film, non pas sur la séquence de l’avortement mais sur la prise de parole très puissante d’une femme handicapée faisant une grève de la faim, vous placez la question de l’interdiction de l’avortement dans le cadre d’une oppression beaucoup plus globale… Pourquoi ?
Nous étions là au tout début du mouvement, avant même le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), qui a été fondé en avril 1973, c’est-à-dire pendant qu’on tournait. Les gens du GIS qui ont lancé le mouvement de désobéissance civile par la pratique d’avortements gratuits étaient des militants d’extrême gauche qui ne s’intéressaient pas uniquement à la santé ou aux droits reproductifs, mais qui avaient une vision globale des oppressions. Aïcha, qui faisait une grève de la faim, parle en ouverture et en conclusion du film, de toute sa puissance, et depuis son point de vue de femme, d’origine immigrée, malade et pauvre – de femme opprimée de façon intersectionnelle, comme on pourrait dire aujourd’hui. Cette rencontre avec elle a été un cadeau.
Certains spectateurs contemporains pourraient penser que le noir et blanc était un choix économique…
Pas du tout, c’était un choix éthique. Je l’ai souvent expliqué, je le répète car c’est important : nous ne voulions pas qu’il y ait du sang à l’écran. Lors d’un avortement, les filaments qu’on trouve dans la seringue sont petits mais sanguinolents. Comme nous voulions prendre soin de tout le monde, y compris des spectateurs, le noir et blanc nous permettait de prendre du recul par rapport à ce qu’on montrait, qui était une représentation quand même très inhabituelle. Une deuxième raison, c’est qu’il était plus facile d’éclairer en noir et blanc avec deux lampes – les seules dont nous disposions. Pour le directeur de la photographie Philippe Rousselot, le choix de Charles de tourner en noir et blanc parut une évidence. Dans la séquence de la réunion des « intermédiaires », quand Charles et Philippe se sont aperçus qu’une des deux lampes ne fonctionnait pas, ils ont tout de suite voulu insister sur le contraste, l’impression de ténèbres. L’image qui en sort, c’est celle de la parole des femmes qui émerge du noir. Et c’est très beau comme ça, sans doute plus qu’en couleur. Aujourd’hui, les jeunes croient que c’est du noir et blanc parce que c’est un vieux film ! Mais en réalité, on ne tournait plus que très rarement en noir et blanc à l’époque, moins que maintenant.
Le film a été tourné il y a cinquante ans mais son histoire continue. Il a été frappé d’interdiction, a rencontré malgré tout un grand succès, et est aujourd’hui découvert par une nouvelle génération…
C’est un film que nous avons bien sûr tous fait gratuitement, mais qui a rapporté beaucoup d’argent, car nous le louions à chaque projection. Peu cher, mais on le louait. L’argent récolté était redonné au MLAC, qui avait besoin d’argent, notamment pour organiser des voyages en Hollande ou à Londres – la demande d’avortements était tellement importante en France qu’il fallait très souvent partir avorter à l’étranger. Le film a été beaucoup montré, parfois dans des projections très confidentielles, parfois devant 2000 personnes. Il y a beaucoup d’histoires, d’anecdotes, que je raconte sur Instagram ou Facebook. Ce film entraînait une double désobéissance civile, puisque le montrer était interdit, et que chaque projection contribuait à populariser un mouvement interdit lui aussi. Nous avions très peu de copies car le laboratoire refusait d’en tirer de nouvelles. Il fallait faire attention de ne pas se faire piquer les copies par les policiers – on leur a parfois filé les bobines d’autres films ! Ensuite, dans les années qui ont suivi la loi Veil, qui n’a pas résolu tous les problèmes et qui n’était là que pour cinq ans, le film a continué d’être projeté par le Planning familial et des groupes féministes. Puis les projections se sont amenuisées, jusqu’à l’étiage des années 90, pendant lesquelles presque plus personne ne s’intéressait au féminisme, ni à cette histoire, qu’on pensait résolue. On le montrait parfois, dans des festivals féministes ou consacrés aux films censurés ou quelques hommages à Charles Belmont. Puis c’est revenu dans les années 2010 – en même temps que le féminisme. J’ai pu récupérer les droits du film, et le CNC et l’association Les Amis de Charles Belmont nous ont permis d’entreprendre une belle restauration du négatif qui fait que les jeunes peuvent découvrir cette histoire. On m’en parle aujourd’hui comme d’un film historique, un film de patrimoine – pour un film interdit, ça ne manque pas d’ironie !
Histoires d’A
De Charles Belmont et Marielle Issartel
En DVD (L’Éclaireur)
Le film a été restauré avec le soutien du CNC.