Claus Drexel : « Je ne fais jamais un film sur un sujet mais sur les personnes que je rencontre »

Claus Drexel : « Je ne fais jamais un film sur un sujet mais sur les personnes que je rencontre »

10 décembre 2021
Cinéma
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Au coeur du bois
"Au coeur du bois" de Claus Drexel Nour Film
Dans son nouveau documentaire, le réalisateur d’Au bord du monde est allé à la rencontre de prostituées travesties et transsexuelles dans le bois de Boulogne. Il raconte au CNC les secrets de fabrication de son film.

Dans Au cœur du bois, vous allez à la rencontre des travailleuses du sexe du bois de Boulogne. Comment est née l’idée de ce documentaire ?

Pour mon documentaire Au bord du monde, sur les sans-abri, j’avais organisé plusieurs projections avec des associations et c’est l’une d’entre elles, Aux captifs, la libération, qui m’a suggéré l’idée d’un film sur les personnes travaillant au bois de Boulogne. Car à leurs yeux, la plupart des reportages qui leur sont consacrés sont racoleurs ou sulfureux. J’ai tout de suite accroché. J’aimais cette idée d’un lieu unique et surtout la possibilité de parler d’une catégorie de personnes déconsidérées par la société, simplement à cause de leur travail. Quelque chose qui me blesse profondément. C’est pour cela que je ne fais jamais un film sur un sujet mais sur les personnes que je rencontre.

Comment s’est passé le premier contact avec ces travailleuses du sexe ?

Certaines nous ont été présentées par l’association. Mais, pour les autres, il a fallu d’abord abattre certaines barrières. Quand j’ai demandé à Sylvain Leser, mon directeur de la photographie, quelle était la méthode pour établir ce premier contact, il m’a regardé en rigolant. Il m’a alors dit qu’il n’y avait évidemment pas de méthode, qu’il fallait juste aller demander et que tout se ferait naturellement. Et c’est exactement ce qui s’est passé ! Même si, forcément, au début, ces personnes qui se prostituent pensent que vous venez pour autre chose !

Elles peuvent aussi être méfiantes pour s’être senties trahies par certains reportages ?

Vous avez raison. Quand j’ai commencé à leur expliquer que je venais pour tourner un film, toutes m’ont répondu qu’elles avaient déjà été interviewées pour la télé. Dans ce premier échange, j’ai essayé d’expliquer ma démarche, mon souhait de prendre le temps.

Je leur ai précisé que ce qui m’intéressait, c’était elles, pas leur métier, et que je n’avais aucune échéance. La preuve : on mettra cinq ans pour aller au bout du film ! J’ai installé l’idée que ma caméra pouvait tourner une, deux heures, sans d’autre limite de temps que le leur.

Combien de temps s’est écoulé entre ces premiers échanges et le moment où vous avez sorti votre caméra ?

Ça dépend vraiment des personnes. Certaines m’ont dit de commencer sans attendre mais, souvent, j’ai ressenti plus de méfiance que pour mon documentaire sur les sans-abri. C’est pourquoi j’avais toujours dans mon sac à dos des DVD d’Au bord du monde que je leur donnais pour qu’elles aient une idée plus précise de mon travail. Il fallait s’apprivoiser mutuellement comme le Petit Prince et le renard de Saint-Exupéry. La confiance qui parvient alors à s’installer est très précieuse pour moi, tout en me donnant une grande responsabilité par rapport à leur parole.

Y a-t-il des prostituées que vous aviez commencé à filmer et qui ont choisi d’arrêter en cours de tournage ?

Non, ça n’est jamais arrivé. Après avoir accepté, elles sont allées au bout et je suis allé au bout avec elles. Par contre, je n’ai pas pu toutes les mettre dans le montage final, ce qui est toujours un crève-cœur pour moi. J’avais récolté des heures et des heures de rushes et le montage dicte sa loi… encore plus dans un film qui n’est pas écrit à l’avance.

Le montage commence pendant le tournage ?

Oui, très tôt dans le processus, avec Anne Souriau, ma compagne de route de longue date qui m’est indispensable.

Vous n’hésitez pas à montrer qu’une des prostituées demande à se faire rémunérer pour figurer dans votre documentaire. Pourquoi ce choix ?

Ce moment raconte en creux que ça n’a pas été le cas avec les autres. Cette question est arrivée très tôt dans le processus. Dès nos premiers échanges, je leur ai expliqué que dans un documentaire, on ne rémunère pas les personnes que l’on filme pour ne pas créer de lien de subordination où le réalisateur pourrait les forcer à dire telle ou telle chose puisqu’il les paye. La plupart m’ont alors expliqué qu’elles voulaient participer car c’était important pour elles et qu’elles auraient été moins intéressées si ça avait été rémunéré. Pour celle dont vous parlez, je n’aurais jamais monté ces images si elle n’avait pas été masquée et sa voix trafiquée. Car je ne me sens pas à l’aise avec l’idée de glisser quelque chose dans le film qui dévoie notre pacte initial : la caméra n’était pas censée tourner à ce moment-là, car on était en dehors de l’entretien filmé. Mais en voyant cette séquence, Anne m’a tout de suite dit qu’elle offrait une perspective différente sur le film car elle permettait de rappeler qu’on leur prenait du temps. Et que chez elles, le temps c’est de l’argent. Un client aurait pu venir à ce moment-là… Ça m’a convaincu.

Comment avez-vous conçu la mise en images des différents entretiens avec Sylvain Leser ? 

Selon un principe simple : laisser à chaque personne nous donner ce qu’elle avait envie de donner. En allant chercher un gros plan sur une larme qui coule, j’aurais eu le sentiment de les trahir. Je reste donc à distance avec la certitude que l’émotion passe aussi en plan large. Je ne voulais pas être intrusif mais qu’elles me donnent le la. C’était le meilleur moyen que ça devienne une discussion entre amis plutôt qu’une interview. Et pour cela, elles devaient oublier la caméra.

Il y a aussi dans votre film une volonté affirmée d’une forme hyper stylisée. Qu’est-ce qui vous y a poussé ?

Je ne sais pas si on choisit vraiment la manière dont on voit le monde. Avec Sylvain, nous partageons le même amour de la peinture et il possède ce donc incroyable de transformer le réel en tableau. C’est ce vers quoi on a tendu.

C’est aussi pour cela que vous avez opté pour le format Scope ? 

Oui et surtout parce que ça fait de ces personnes que j’interroge de vraies stars de cinéma ! J’assume totalement cette esthétique. Pour moi, la limite entre le documentaire et la fiction est très floue. J’adore ce côté mélange des genres. C’est tout à fait sciemment par exemple que la musique de Valentin Hadjadj entraîne régulièrement Au cœur du bois dans une ambiance de film de genre. En revanche, il m’est impossible de transiger sur le fond, sur l’honnêteté des paroles qui nous ont été confiées. Je fais une vraie différence entre la forme et le fond.

On entend votre voix dans ces échanges. C’était aussi un parti pris de départ ?

Mon but était qu’on m’entende le moins possible. Car si je fais des films, c’est pour entendre les autres. Je suis le premier spectateur des personnes que je rencontre. Si on entend ma voix, c’est juste pour un côté pratique et parce que je n’ai pas envie que la personne interrogée se force à reprendre ma question dans sa réponse.

Avec le recul, qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans ces rencontres ?

Même si on fait tout pour que ce ne soit pas le cas, on a quand même dans sa tête une idée préconçue de ce qu’est une prostituée du bois de Boulogne ou une personne trans. Très vite, je me suis rendu compte qu’il est impossible de mettre des gens dans des cases. Qu’il y a autant de parcours de vie que d’individus. Ça m’a frappé plus que je ne le pensais ! Ça prouve aussi que ça vaut le coup de prendre le temps de discuter avec tout le monde.

AU CŒUR DU BOIS

De Claus Drexel.
Images : Sylvain Leser.
Musique : Valentin Hadjadj.
Montage : Anne Souriau.
Production : Daisy Day Films.
Distribution : Nour Films.
Ventes internationales : The Party Films