Quand et pourquoi est née cette idée de plateforme ?
Thomas Ordonneau : On a commencé à développer voici deux ans ce volet digital de notre activité. Il s’agissait d’un prolongement logique. On menait déjà en parallèle la distribution et l’édition DVD qui constituaient des activités complémentaires sur la niche où nous nous situons : le segment auteurs-recherche-découverte. On a alors décidé de continuer d’investir ce champ-là à travers une plateforme. A partir de 2019, nous avons commencé à intégrer la VOD pour travailler de façon très réactive certains films qui s’inscrivent dans le cadre de la chronologie des médias mais aussi pour créer des prototypes de distribution qui s’adapteraient mieux au marché possible pour d’autres œuvres. Notre passion, c’est la salle. On en programme une à Marseille et on en exploite une autre depuis un an et demi. Mais le constat est désormais évident : la manière unique et standard de sortir les films suivant la chronologie des médias ne correspond plus à un certain type d’œuvres qui peuvent pourtant trouver leur public via d’autres médiums.
Comment avez-vous procédé ?
On a proposé sur cette plateforme beaucoup d’inédits dans l’idée d’y créer une famille de cinéma. Mais, même dans une économie plus réduite, nous voulions les travailler comme on le ferait pour la salle. Sur Internet, la concurrence est énorme et canaliser les spectateurs est forcément très compliqué. A charge pour nous de développer une offre qui donne la possibilité d’éditorialiser, d’axer le regard. Tout ce que tente de faire Shellac depuis 15 ans. Créer un label reconnaissable qui puisse être considéré comme une prescription.
Le confinement a accéléré le processus et vous a conduit à proposer directement sur votre plateforme Monsieur Deligny, vagabond efficace qui devait à l’origine sortir en salles. Qu’est-ce qui vous a poussé à privilégier cette stratégie ?
C’est le contexte particulier qui nous a incités à sortir directement en ligne deux films initialement prévus pour la salle : d’abord Monsieur Deligny, vagabond efficace de Richard Copans puis Technoboss de João Nicolau, le 27 mai. On sait que la concurrence va être très dure à la réouverture des salles, surtout pour des films aussi fragiles et pour lesquels on avait déjà eu du mal à trouver une bonne date. Les repousser de six mois, huit mois ou un an aurait signifié les enterrer. On a donc tenté de profiter d’un espace médiatique plus disponible pour aller chercher les spectateurs. Comme un champ d’expérimentation.
Est-ce que le passage de ces films directement sur votre plateforme vous a fait perdre certaines aides consubstantielles à leur sortie en salles ?
Non, grâce à une dérogation du CNC qu’on avait un peu anticipée… Et on a surtout souhaité compléter cette nouvelle offre avec des inédits qu’on réservait déjà, avant le confinement, à l’expérimentation de ce travail de distribution en ligne : The Human Surge d’Eduardo Williams et Playing Men de Matjaz Ivanisin. Avant la crise sanitaire, on mettait la dernière main à la fabrication de leurs DVD et on a donc là encore changé nos plans. A l’origine, ils devaient être lancés en ligne parallèlement à leur sortie en DVD, le tout accompagné de projections événementielles. L’idée est de trouver une formule adaptée pour chaque film. C’est ce qu’on avait fait en 2018 avec Retour au Palais de Yamina Zoutat, un documentaire sur les coulisses du Palais de Justice de Paris qui se prêtait parfaitement à des projections-rencontres. On avait passé un accord avec le Nouvel Odéon à Paris pour des séances régulières le mardi soir alors que le film existait déjà en VOD et DVD. Pour The Human Surge, on avait imaginé un événement unique – une rencontre avec Eduardo Williams – pour faire exister le film auprès de la presse et du public en même temps que sa mise à disposition en VOD et DVD. Le COVID-19 nous a obligés à modifier nos plans ou plutôt à les adapter et à privilégier une simple mise en ligne. Mais une fois la crise terminée, on sortira le DVD avec plusieurs courts métrages d’Eduardo Williams pour continuer d’avancer dans la découverte de ce réalisateur avant l’arrivée de son prochain film. L’idée est de construire à long terme une relation entre lui et le public.
Quels retours avez-vous eu sur cette stratégie ?
On a fait 1500 vues avec Monsieur Deligny, vagabond efficace, un score tout à fait honnête en termes de marché VOD. Pour la sortie salles, vu la difficulté à avoir des écrans, on aurait été satisfaits avec 3000 entrées. Chaque séance aurait été accompagnée par le réalisateur qui avait prévu une trentaine de rencontres. C’était de la couture. On est allés vite pour sa mise en ligne car on voulait être réactifs. Monsieur Deligny, vagabond efficace est donc sorti sur notre plateforme en partenariat avec La Toile, le temps d’une exclusivité de 15 jours avant de devenir accessible sur les plateformes habituelles. Notre stratégie sera différente sur Technoboss qu’on proposera cette fois-ci dès le départ sur toutes les plateformes avec, en parallèle, des séances e-cinéma via La Vingt-Cinquième Heure. Cela nous permet de couvrir tout le spectre de la cinéphilie. De la simple découverte à quelque chose de plus événementiel comme la rencontre avec le réalisateur offerte grâce au e-cinéma. Notre but reste toujours le même : donner le maximum d’accès possibles à nos films.
Avez-vous prévu de nouvelles sorties de films directement sur votre plateforme alors que vous les envisagiez pour la salle ?
On attend d’en savoir plus sur la réouverture des salles pour nos deux prochains films. On prépare la sortie du nouveau Cristi Puiu, Malmkrog. Sa durée – 3h20 – en fait une œuvre vraiment à destination de la salle. On avait prévu de le sortir en juillet mais quoi qu’il arrive, on le repoussera car cette durée risquerait de constituer un handicap pour la période post-COVID. On réfléchit aussi à la meilleure stratégie pour Sapphire Crystal, le court métrage de Virgil Vernier, découvert à Locarno. Un OVNI de 31 minutes. Pour nous, la salle a toujours un rôle déterminant, mais on ne s’interdit pas de l’accompagner par d’autres médiums. Plus que jamais, on va désormais chercher à trouver un modèle adéquat pour chacun de nos nouveaux films.