Non réconciliés (1965)
Jean-Marie Straub, né à Metz en 1933 et Danièle Huillet, née à Paris en 1936, se sont rencontrés en 1954. À partir de 1962 – date de leur premier film réalisé en commun, le court métrage Machorka-Muff – et jusqu’à la mort de Danièle Huillet en 2006, le couple aura signé une trentaine de films, tous formats confondus. Dans un texte de présentation qui accompagne cette rétrospective, on peut lire cette définition de leur cinéma : « C’est un art exigeant qui allie clarté et précision, utilisant le plan fixe, le son direct et le paysage bucolique comme espace-temps scénique privilégié pour mettre en scène des histoires. » Les Straub, comme beaucoup les appelaient pour mieux signifier leur fidèle complicité, ont fait de la littérature la base de leur travail d’auteur. Qu’elle soit classique (Corneille, Montaigne…) ou moderne (Duras, Brecht…), elle est restituée dans toute sa clarté par des interprètes-conteurs-lecteurs. Non réconciliés peut être considéré comme leur premier long métrage. Le scénario, récit d’une famille de grands-bourgeois allemands sur un demi-siècle avec la Seconde Guerre mondiale en point d’orgue, s’inspire du roman Les Deux Sacrements d’Heinrich Böll, paru en 1961. Le film en noir et blanc procède par flash-back et voit s’entremêler le parcours des différents membres de la famille Fähmel. Le patriarche, un grand architecte, et la mère, esprit éclairé mais fragile, veillent aux destinées de leur fils, révolutionnaire et antinazi. Le titre Non réconciliés traduit la façon dont le passé de cette famille est parsemé de tensions et de dissensions encore vives à l’heure où le 80e anniversaire du père oblige les Fähmel à faire le point sur leur histoire. Les Straub n’ont rien d’un couple « d’antiquaires » et chez eux le passé infuse le présent avec une fluidité rare. Leur crédo peut se résumer ainsi : L’Histoire c’est maintenant.
Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967)
Antithèse de la biographie filmée, ce film sur Jean-Sébastien Bach, centré sur les confessions de sa seconde épouse Anna Magdalena, cherche à faire ressentir la puissance de la musique. Cette musique, interprétée en son direct par le claveciniste et organiste Gustav Leonhardt, habite littéralement les images, au point que ce qui est vu ne peut être dissocié de ce que l’on entend. Sans le son que verrait-on, sinon des interprètes en habits d’époque refusant de mimer leur personnage au point de les faire ressembler à des spectres ? Le cinéaste Wim Wenders, sur le site de La Cinetek, explique le choc reçu en découvrant ce film lorsqu’il était étudiant en cinéma en Allemagne. Il évoque « cette distanciation » voulue par le couple de cinéastes qui, en radicalisant leur approche de la mise en scène, permet à la musique de Bach de révéler tout son mystère. « Tout le film refuse l’interprétation », ajoute l’auteur des Ailes du désir (1987). « Le point de départ pour notre Chronique d’Anna Magdalena Bach, c’était l’idée de tenter un film dans lequel on utiliserait la musique ni comme accompagnement ni comme commentaire, mais comme une matière esthétique, semble lui répondre Jean-Marie Straub dans Le Bachfilm (Independencia Éditions). Je n’avais pas de véritable référence. Seulement peut-être, comme parallèle, ce que Bresson a fait dans le Journal d’un curé de campagne avec un texte littéraire. On pourrait dire, concrètement, que nous voulions essayer de porter de la musique à l’écran, de montrer une fois de la musique aux gens qui vont au cinéma. » On peut voir le premier film de fiction de Frederick Wiseman, Un couple (2022), comme un hommage au travail de Straub et Huillet.
Amerika-rapports de classe (1984)
Les Straub adaptent les premières pages du roman inachevé de Franz Kafka, L’Amérique. L’auteur y racontait la découverte des États-Unis dans les années 30 par un jeune bourgeois allemand, Karl Rossmann, exilé pour avoir mis enceinte une domestique. Karl trouve alors un pays en plein essor économique. Une vitalité qui rend paradoxalement encore plus saillantes les inégalités sociales. « Dans l’écriture des Straub, comme dans celle de Kafka, on retrouve la même foi absolue dans la littéralité, la même horreur de la métaphore… », analyse Alain Bergala dans Les Cahiers du cinéma, à la sortie du film. Pour parvenir à cette « littéralité », la mise en scène est envisagée comme un art de la précision. C’est particulièrement évident dans cet Amerika-Rapports de classe, où, à l’aide de plans fixes, les cadres isolent dans un même espace les personnages entre eux. Une fragmentation qui évoque encore une fois le cinéma de Robert Bresson pour lequel Jean-Marie Straub avait travaillé en qualité d’assistant sur Un condamné à mort s’est échappé (1956). Ici, les personnages communiquent mais ne s’écoutent pas. Dans ce monde capitaliste qu’est l’Amérique, les échanges ne sont que transactions commerciales. « Un film des Straub, c’est toujours une manière de disposer des corps qui disent des textes dans un espace ; corps, textes et espace étant quasiment inséparables », écrit le philosophe Jacques Rancière dans un texte inédit.
Une visite au Louvre (2003)
Paul Cézanne était l’un des peintres préférés des Straub, au point de lui avoir consacré un premier film en 1989, sobrement baptisé Cézanne d’après Les Dialogues avec Joachim Gasquet. Gasquet, intime du peintre, était un critique d’art doublé d’un poète. En 2003, avec Une visite au Louvre, cette « conversation » entre Gasquet et Cézanne se poursuit. Sur une musique de Bach et la voix off très articulée de Julie Koltaï, le cadre montre des vues de tableaux des peintres primitifs vénitiens ou de l’école néoclassique française emmenée par Jacques-Louis David. Des peintres que Cézanne exècre. « David a tué la peinture. » Ou encore, à propos de la célèbre toile en hommage à Marat : « Il pensait à ce qu’on dirait du peintre, et non de Marat. Mauvais peintre ! ». Jean-Marie Straub connu pour son tempérament tempétueux ne peut que partager cet iconoclasme en règle. Cette Visite au Louvre se termine par un lent travelling sur une nature au repos. « … La nature des Straub n’est absolument pas une nature pastorale, elle est sauvage, inquiétante, cruelle et inhumaine. Ce n’est pas l’idylle », conclut Jacques Rancière.
Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, rétrospective à travers les arts.
Nouvelles restaurations 2K. 10 films.
Distribution : Capricci.
Depuis le 18 janvier en salles
Cette rétrospective a bénéficié du soutien du CNC.