Jean-Marie Straub a donc rejoint Danièle Huillet, décédée en 2006. C’est à Rolle en Suisse, en territoire godardien, que le cinéaste s’en est allé à son tour. Il avait 89 ans. Straub et Huillet. L’un n’allait pas vraiment sans l’autre, au point que l’on disait « les Straub ». Ces deux-là s’étaient rencontrés en 1954 et ne s’étaient plus quittés pour composer, en duo, une œuvre exigeante, située à la marge. Cette même « marge » dont Godard s’accommodait volontiers puisque « c’est ce qui permet aux pages de tenir ensemble ». Or l’écrit était la grande affaire de Jean-Marie Straub via Brecht, Montaigne, Duras, Pavese, Mallarmé ou encore Kafka. La pensée des grands auteurs se retrouvait réincarnée sur grand écran pour présenter un nouveau visage, donc une nouvelle vie.
Un film des Straub voyait le plus souvent des interprètes déclamer un texte dans un espace donné, à la recherche d’une alchimie possible. Les plans fixes ou séquences, les travellings, les panoramiques, n’ont jamais cherché à faire diversion pour ornementer un vers de poésie ou une envolée philosophique, récités d’une voix blanche. L’idée était au contraire de faire corps. Robert Bresson, que Jean-Marie Straub a côtoyé dans sa jeunesse sur le tournage d’Un condamné à mort s’est échappé (1956), peut servir de figure tutélaire, faisant de la sacralisation du détail une façon d’envisager le monde tout entier. Dans le livre Inventer un autre monde (Presses universitaires de Vincennes), Jean-Marie Straub expliquait : « Le travail de préparation du film consiste pour nous à faire voler en éclats la distance entre le spectateur et la réalité qu’on filme, à la dynamiter. Il ne faut pas qu’il y ait de distance. Il faut qu’on se dise, et là on rejoint Brecht : qu’est-ce que c’est cette chose étrange qu’on est en train de nous montrer ? Qu’est-ce que ce monde où des choses comme ça sont possibles ? […] La “distanciation” brechtienne, c’est la “verfremdung” : rendre les choses qui vont de soi, qui ont l’air d’aller de soi, qui ont l’air naturelles dans le monde où on vit et qu’on est en train de filmer, les rendre étranges, bizarres… »
Espace et durée
C’est avec Chronique d’Anna Magdalena Bach, en 1968, que les Straub imposèrent leur vue et ont défini ce que devait être leur cinéma. À travers la voix de la seconde épouse du célèbre compositeur allemand, le film célébrait l’âme et la musique de Bach. Rien d’emphatique pour autant, et les interprètes en habits d’époque passaient du statut de pantins trop articulés à celui d’esprits revenus miraculeusement du passé. Un miracle rendu possible par une réflexion sur la durée (les morceaux sont joués dans leur intégralité) et bien sûr une formidable gestion d’un espace clos laissant advenir en son sein un monde en extension. À propos du film, le philosophe Gilles Deleuze pouvait ainsi écrire : « L’acte de parole ou de musique est une lutte : il doit être économe et rare, infiniment patient, pour s’imposer à ce qui lui résiste, mais extrêmement violent pour être lui-même une résistance, un acte de résistance. »
C’est dans cet esprit de lutte permanente que le couple de cinéastes aura cherché à se faire entendre. Une trentaine de films de tous formats entre 1962 et 2008, et en eux, des mots, des sons et des images, combinés dans un monde en surplomb. « Une fois qu’on a trouvé l’espace qu’on veut filmer [le plein air, la forêt verte ou le désert blond], on trouve la manière dont on veut que les gens [acteurs et futurs spectateurs] comprennent cet espace. Il y a une certaine logique, il faut se demander ce que c’est que l’espace en général, et en particulier. Une fois que c’est fait, tout le reste, c’est le hasard. S’il pleut et qu’on n’a pas peur de se faire mouiller, ou s’il y a un soleil éclatant ou de l’ombre, il faut surtout continuer à tourner. »
Dans Othon (1969), les mots de Corneille sont ainsi en partie recouverts par les bruits de la circulation romaine. Ce télescopage « hasardeux » entre un passé à la pureté supposée et un présent agité est une constante de l’œuvre des Straub. Cette tension produit un langage singulier qui sait s’accommoder et donc profiter des contraintes de l’instantanéité du tournage. Le temps du film, toutes les matières peuvent se joindre et dialoguer ensemble. L’espace spatio-temporel entre les choses s’abolit tout à fait.
Actes de résistance
De Jean-Marie Straub, né le 8 janvier 1933 à Metz, beaucoup retiendront les humeurs tempétueuses, l’homme surjouant, peut-être, l’éternel bougon. L’exercice médiatique virait souvent au pugilat. Derrière le personnage, se révélait toujours un esprit vif et alerte. L’esprit de rébellion faisait partie de son ADN. L’homme refusa par exemple de faire son service militaire en Algérie en 1958 et préféra fuir en Allemagne. Il dut attendre 1971 pour voir les poursuites à son encontre stoppées. Straub se fit également exclure des classes préparatoires de l’Institut des Hautes Études Cinématographiques (IDHEC, aujourd’hui La Fémis).
D’abord petite main sur des tournages prestigieux (Elena et les hommes de Renoir, Un condamné à mort s’est échappé de Bresson…), il fréquente la bande des Cahiers du cinéma au mitan des années 50, principalement Jacques Rivette et François Truffaut, avant de se rapprocher d’un Jean-Luc Godard dont il partagera la « radicalité » esthétique. Il y a ensuite la rencontre avec Danièle Huillet et l’aventure cinématographique qui se poursuivra après la mort de cette dernière.
Son dernier film date de 2020. C’est un court métrage de neuf minutes, adapté du texte de Georges Bernanos, La France contre les robots. Il se conclut par ces mots prophétiques : « Un monde gagné pour la technique est perdu pour la liberté. » Une façon de dire encore une fois qu’il ne faut jamais cesser de résister, se méfier de ce qui s’impose à nous. Son devoir de cinéaste était donc de remettre l’esprit des hommes au centre du cadre. C’est peu ou prou ce qu’il disait à Serge Daney en 1987 dans l’émission radiophonique Microfilms : « 99 % des cinéastes aujourd’hui n’ont pas d’imagination, ils fabriquent des images où il n’y a rien dedans, qui montrent des trucs qu’ils n’ont jamais vus. Pour moi, l’imagination, c’est John Wayne qui se casse la gueule dans l’escalier dans L’Aigle vole au soleil de John Ford (1957). Là, c’est terrifiant parce que l’on sent que Ford sait ce que c’est qu’un homme qui tombe dans l’escalier… »
Pour Jean-Marie Straub, l’imaginaire ne pouvait être séparé de l’expérience. Filmer, c’était éprouver quelque chose de soi. D’où cette méfiance vis-à-vis des écoles qui vous dictent ce qu’il faudrait savoir. Dans le court métrage En rachâchant (1980), écrit par Marguerite Duras et coréalisé avec Danièle Huillet, le jeune héros Ernesto, un écolier rétif à toutes formes d’enseignement, se voit interroger sévèrement par son professeur. À la question de savoir comment il va apprendre à lire et à écrire dans ces conditions, le garçon répond avec aplomb : « Je saurai. » À l’image de cet enfant, Jean-Marie Straub est resté jusqu’à son dernier souffle un insoumis.