Delphine Deloget, du documentaire à la fiction

Delphine Deloget, du documentaire à la fiction

21 novembre 2023
Cinéma
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Rien à perdre
« Rien à perdre » de Delphine Deloget Ad Vitam

Après vingt ans d’une carrière de documentariste multiprimée, la réalisatrice bretonne signe Rien à perdre. Une première fiction autour du combat d’une mère célibataire précaire pour conserver la garde d’un de ses fils. Portrait.


Six mois après sa découverte dans la section cannoise Un Certain Regard, Rien à perdre, le premier long métrage de fiction de Delphine Deloget sort en salles. L’histoire d’une mère célibataire en lutte contre l’administration judiciaire qui veut lui enlever la garde du plus jeune de ses fils, suite à un accident domestique où, travail de nuit oblige, elle l’avait laissé seul dans leur appartement. Un personnage et une intrigue qui prolongent en fiction le travail de documentariste de Delphine Deloget, entamé voilà tout juste vingt ans. Une nouvelle étape de son parcours riche en projets maintes fois primés, alors que rien au départ ne la prédestinait au cinéma.

Cette native de Paimpol a en effet suivi des études d’histoire jusqu’à l’obtention d’une maîtrise. « En tant que spectatrice, le cinéma représentait pour moi une fenêtre sur le monde. Mais pendant longtemps, l’idée d’un métier artistique ne m’a pas traversé l’esprit. Faire de la fiction entrait encore moins dans le champ des possibles. » Jusqu’à ce qu’un réalisateur vienne filmer son père, marin, pour un documentaire. « Tous deux sont devenus amis, et il a accepté de prendre un café avec moi. À ce moment-là, je commençais à me dire que je ne me voyais pas forcément continuer mes études d’histoire pour devenir chercheuse. Le désir de raconter des histoires se faisait de plus en plus présent. Pour autant, je ne me projetais pas dans le métier de réalisatrice, mais j’avais envie d’une profession que je pressentais libre et créative. » Cet échange constituera un déclic. « Je lui ai confié mon envie de faire des films et il m’a expliqué que lui aussi avait commencé sur le tard, que ça pouvait prendre du temps mais que ça n’était pas la peine de se presser. Par ses mots, il a rendu les choses possibles. Comme si soudain je me sentais autorisée à tenter ma chance. »

Dans la foulée, elle intègre un DESS de réalisation documentaire. « Mon désir de raconter des histoires ne pouvait alors, dans mon esprit, que passer par le documentaire. Pour m’emparer du réel au lieu d’inventer des histoires. Je ne me sentais pas assez à l’aise à l’écrit pour raconter à travers la fiction. » Cette année de formation la conforte dans son envie. « J’ai pu tout à la fois construire ma culture en matière de cinéma documentaire et pratiquer de manière concrète puisqu’on avait un an pour fabriquer un film. J’ai aimé chacune des étapes –tourner, monter–, ce côté artisanal m’a tout de suite parlé. »

 

Histoires lointaines

Delphine Deloget prend alors la décision de s’installer à Paris. Elle y gagne sa vie comme monteuse, tout en développant ses premiers projets comme réalisatrice. Des documentaires qui, à partir de 2003, vont l’emmener aux quatre coins du monde, du Groenland à la Mongolie en passant par le Sénégal, le Népal, l’Inde… « Dans mon envie de réaliser, il y a tout de suite eu la volonté de voyager, un désir d’aller chercher des histoires lointaines. Depuis le début, le cinéma est pour moi une histoire de territoire. » Son tout premier film documentaire, Qui se souvient de Minik ?, l’entraîne dans la région de Thulé, au Groenland. « Je suis tombée sur un livre racontant l’histoire d’un enfant inuit emmené de force à NewYork par l’explorateur Robert Peary à la fin du XIXe siècle pour être exposé dans un musée. J’ai trouvé cette histoire complètement folle et ça m’a incitée à aller là-bas. Ce premier film m’a permis d’explorer pour la première fois des thématiques comme l’arrachement et l’exil que je n’ai jamais cessé d’aborder depuis. »

Elle enchaîne avec de nombreux documentaires pour le petit écran, dont À l’ouest de la Mongolie, où elle part à la recherche des derniers chanteurs diphoniques dans un périple à cheval de près de 2000 kilomètres à travers les montagnes de l’Altaï, avant de s’embarquer en 2008 pour son premier documentaire cinéma, No London Today, où elle suit le parcours de cinq jeunes clandestins dans l’attente de traverser la Manche depuis Calais. « Même si la télé m’a appris à tourner vite, j’étais sans doute un peu frustrée de ne travailler que dans des cadres délimités. Le cinéma était pour moi synonyme de plus grande liberté. Je me suis donc lancée seule, sans rien écrire par avance, dans cette idée de cinéma direct dont je suis très friande comme spectatrice. Un film sur la liberté des gens que j’allais rencontrer mais aussi par ricochet sur la mienne. C’est la première fois que je réfléchissais tout autant à la forme qu’au fond. » Et le résultat séduit puisque No London Today décroche une sélection à l’ACID lors du Festival de Cannes 2008.

Pour autant, la documentariste ne poursuit pas ses expériences cinématographiques mais mène pendant trois ans une fructueuse carrière de journaliste reporter d’images et continue à parcourir le monde pour plusieurs collections d’ARTE : Toutes les télés du monde, Tous les habits du monde… « Je n’ai pas un parcours en ligne droite ni un quelconque plan de carrière. Tout s’est construit projet par projet. Je ne mets pas de hiérarchie. Je prends autant de plaisir à traiter un sujet d’un point de vue journalistique –car j’ai conscience de la mission que cela implique– qu’à partir sur quelque chose de totalement libre, sans producteur. J’ai toujours l’impression d’apprendre en faisant. J’ai du mal à refaire en mieux. J’ai toujours envie d’aller explorer d’autres terrains. »

Ainsi, tout en décrochant le prix Albert-Londres catégorie audiovisuelle en 2015 ou en signant un film d’archives, Brassens et la Jeanne, sur l’histoire d’amour méconnue entre le chanteur et une Bretonne de 30 ans son aînée, elle intègre en 2011 l’atelier Scénario de la Fémis. « J’avais commencé à écrire un court métrage de fiction et j’avais beau avoir acheté un livre pour savoir comment me lancer, je n’avais pas les codes. J’ai donc eu envie de passer par cet atelier pour apprendre à écrire, mais aussi pour faire de nouvelles rencontres. Le monde du cinéma, les comédiens, tout cela me paraissait encore loin. Grâce à cette formation, j’ai développé une envie de mise en scène qui a nourri tous mes documentaires suivants, avant que je m’aventure pleinement dans la fiction. »

La fiction comme défi

Cette nouvelle aventure passe d’abord par des courts (Le Père Noël et le cow-boy et Tigre, sélectionné au festival de Clermont-Ferrand 2019) tout en commençant à travailler dès 2016 sur ce qui deviendra son premier long, Rien à perdre. « Recevoir le prix Albert-Londres m’avait donné la sensation d’avoir été au bout de ce que j’avais envie de dire en documentaire. Je souhaitais désormais me consacrer davantage à l’écriture, obsédée par cette idée de forme qui allait devoir transcender le sujet que j’allais traiter. » En l’occurrence, le combat d’une mère pour conserver la garde de son plus jeune enfant, « qui se situait dans une sorte de continuité thématique de tout ce que j’ai développé depuis mes premiers documentaires autour de l’arrachement, de la famille ». Une fois une première version du scénario achevée, Delphine Deloget passe par l’Atelier Emergence où elle rencontre son producteur. Elle décroche l’Avance sur recettes en 2019, mais Rien à perdre mettra du temps à trouver son financement. « Je ne voulais pas d’un film sous-financé, et par ricochet un peu hybride car il aurait alors été trop proche de ce que j’avais pu faire en documentaire. Je souhaitais vraiment passer de l’autre côté. Faire des choix forts de cinéma pour me confronter à la fiction comme un défi, en m’entourant de gens qui pourraient me pousser vers cette force romanesque. D’où le choix dans mes interprètes de Virginie Efira ou de Mathieu Demy qui est aussi réalisateur et que j’ai adoré enfant dans les films de sa mère Agnès Varda. »

D’où l’envie aussi de faire appel à la lumière à Guillaume Schiffman, le directeur de la photo oscarisé de The Artist. « Guillaume a tourné des films majeurs. Il est aussi à l’aise caméra à l’épaule qu’en plans fixes. Je suis allé chercher cette technicité-là. Mais surtout, comme son parcours le prouve, l’absence chez lui de tout esprit de chapelle. Guillaume aime tous les cinémas. » Et c’est d’ailleurs en échangeant sur des films que s’est construite leur collaboration. « Ce type de dialogue permet de parler la même langue. De rendre concrètes des choses qui peuvent sur le papier paraître abstraites. Je lui ai parlé de certains films de Ken Loach et Maurice Pialat, de la manière de filmer la nuit de Félix van Groeningen dans Belgica, mais aussi de certains sommets de la comédie américaine comme The King of Staten Island de Judd Apatow que j’adore. Je ne voulais pas d’un film sombre. Je tenais à ce qu’il soit traversé par des éclairs de légèreté. »

Mais passer à la fiction, c’est aussi se confronter au travail avec les comédiens… où rien ne s’est passé comme prévu. « La manière dont j’ai écrit ce film s’appuyait beaucoup sur le jeu de mes interprètes. Je savais que les comédiens allaient décider d’une bonne partie de la mise en scène. Et je pensais passer par des répétitions pour construire ce travail. Sauf que les circonstances en ont décidé autrement. J’avoue avoir été assez terrifiée de ne pas avoir entendu le texte avant d’aller sur le plateau. » Avant que cette angoisse disparaisse peu à peu. « Dès le premier jour, j’ai été épatée par l’engagement des acteurs et leur maîtrise du texte. J’ai compris que les répétitions auraient pu abîmer cette fraîcheur-là et ce que j’ai pu ressentir en ayant souvent sur le plateau la sensation de redécouvrir mon propre texte. J’ai sans doute dû paraître inquiète mais j’ai énormément appris à les voir jouer. » Ce qui, logiquement, devrait emmener Delphine Deloget à poursuivre sur le chemin de la fiction. « J’avais besoin de faire un premier film pour m’autoriser à penser à une éventuelle suite. De voir si ça allait fonctionner. L’accueil reçu à Cannes a été un encouragement. J’ai envie de travailler à une forme encore plus aboutie en me confrontant peut-être cette fois-ci à un genre particulier. J’ai hâte de me remettre à l’écriture et de voir où ça va me mener. »

rien a perdre

Rien à perdre Ad Vitam

Réalisation : Delphine Deloget
Scénario : Delphine Deloget avec la collaboration d’Olivier Demangel et Camille Fontaine
Photographie : Guillaume Schiffman
Montage : Béatrice Herminie
Musique : Nicolas Giraud
Production : Curiosa Films, Unité
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : France TV Distribution
Sortie en salles : 22 novembre 2023

Soutiens du CNCSoutien au scénario (aide à l'écriture), Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme)