Disparition de Michel Piccoli, frondeur magnifique aux 200 films

Disparition de Michel Piccoli, frondeur magnifique aux 200 films

12 mai 2021
Cinéma
Michel Piccoli dans Le Doulos de Jean-Pierre Melville - 1962 - Prod DB © Champion - Rome Paris Films / DR
Michel Piccoli dans "Le Doulos" de Jean-Pierre Melville - 1962 Prod DB - Champion - Rome Paris Films / DR
Au gré d’une carrière longue de soixante-dix ans, Michel Piccoli a contribué à définir le cinéma français. Interprète magistral, il a donné vie à l’imagination des plus grands cinéastes, de Jean-Luc Godard à Claude Chabrol en passant par Louis Malle, Jacques Rivette ou encore Claude Sautet. Fabuleux caméléon reconnu pour son intelligence du jeu, son élégance et sa curiosité d’esprit, Michel Piccoli vient de s’éteindre. Retour sur son parcours riche de près de 200 films.

Michel Piccoli naît à Paris en 1925, d’une famille musicienne - son père est violoniste, sa mère pianiste. Pourtant, c’est vers la comédie que se dirige le jeune homme. Il se forme au Cours Simon avant de faire ses premiers pas au cinéma à l’âge de 20 ans dans Sortilèges de Christian-Jaque. Si le comédien obtient le premier rôle dans Le Point du jour de Louis Daquin en 1949, il privilégie le théâtre. Au sein des compagnies Renaud-Barrault et Grenier-Hussenot, il interprète les classiques, Strindberg, Pirandello, Audiberti, Courteline, Claudel... 

Habitué aux personnages secondaires pour le grand écran, Michel Piccoli se fait remarquer en 1962 dans Le Doulos de Jean-Pierre Melville aux côtés de Jean-Paul Belmondo et Serge Reggiani. Sa performance convainc Jean-Luc Godard de lui confier le premier rôle de son nouveau film.

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Le Mépris

Tourné dans la Villa Malaparte sur l’île de Capri, Le Mépris met en scène la fin d’un couple. Le scénariste Paul Javal (Piccoli) et sa jeune épouse Camille (Brigitte Bardot) rejoignent le réalisateur Fritz Lang sur le tournage d’une adaptation de L’Odyssée. Au cours du séjour, les doutes et les malentendus entre le couple se multiplient… Sorti en salles en décembre 1963, Le Mépris est considéré aujourd’hui encore comme un chef-d’œuvre du cinéma et apporte à Michel Piccoli une notoriété auprès des cinéphiles.  

« A ce moment-là, au début des années 1960, je n'existais pas, j'étais un jeune acteur peu connu [...] Le Mépris m'a donné parmi les plus beaux moments que j'ai pu vivre avec mon réalisateur et mes partenaires. Tous, Fritz Lang, Bardot, l'équipe des techniciens, nous travaillions dans la joie, mais aussi avec une sévérité exceptionnelle. Il est rare qu'un film suscite à la fois autant de joie et de concentration » raconte l’acteur dans J'ai vécu dans mes rêves, ses mémoires publiées avec Gilles Jacob aux éditions Grasset.

Dès lors, les projets se multiliplient : en 1965, Michel Piccoli incarne Dom Juan dans l’adaptation télévisée de Marcel Bluwal, face à Claude Brasseur. Cette adaptation sobre et sans costume de la pièce de Molière remporte un franc succès et le révèle au grand public. « Douze millions de personnes l'ont vu ce soir-là. Le chef-d’œuvre de Molière a été vu par plus de spectateurs qu'il ne l'avait été depuis sa création » s’émerveille-t-il alors.

L’année suivante, l’acteur insatiable est à l’affiche de Paris brûle-t-il de René Clément, La Guerre est finie d’Alain Resnais, Un homme de trop de Costa-Gavras ou encore des Demoiselles de Rochefort de Jacques Demy, où il incarne Monsieur Dame, que Danielle Darrieux refuse d’épouser sous peine de s’appeler alors Madame Dame.

De Luis Buñuel à Claude Sautet

Aussi exigeant dans ses choix de rôles sur les planches comme sur le grand écran, Michel Piccoli affectionne les personnages troubles et ambigus. Romancier en quête de personnages chez Agnès Varda (Les Créatures), libertin virtuose chez Michel Deville (Benjamin ou les Mémoires d’un puceau, prix Louis Delluc en 1967), traître impassible chez Alfred Hitchcock (L’Etau) ou encore amant délaissé chez Alain Cavalier (La Chamade, adapté du roman de Françoise Sagan), l’acteur s’essaie à tous les genres cinématographiques, attentif à la diversité des œuvres et à ne jamais se cantonner à un seul créneau.

Militant pour un cinéma visionnaire, Michel Piccoli noue une complicité immédiate avec Luis Buñuel dès le tournage de La Mort en ce jardin en 1956, aux côtés de Simone Signoret. Avec le cinéaste espagnol, ils ont en commun le goût pour la provocation et une certaine extravagance, mais aussi le sens du travail. Ensemble, ils tournent sept films, parmi lesquels Le Journal d’une femme de chambre avec Jeanne Moreau, Le Charme discret de la bourgeoisie (1972), Le Fantôme de la liberté (1974), un film à sketchs avec Michael Londasle, Jean-Claude Brialy et Monica Vitti, sans oublier le sulfureux Belle de jour avec Catherine Deneuve.

Si l’acteur se construit peu à peu une carrière solide, il révèle « fonctionner essentiellement aux rencontres ». Il en est ainsi pour Claude Sautet, qui trouve en Michel Piccoli son alter ego : « Tout de suite il y a eu un mimétisme entre nous. En fait, je jouais Claude. Mes personnages, c’était lui. On était comme des frères jumeaux. » raconte-t-il au cours d’une interview donnée à L’Express

En 1970 sort Les Choses de la Vie, adapté du roman de Paul Guimard, une histoire tragique de dilemme amoureux. Le magnétisme du couple Piccoli - Romy Schneider, cette « valse des sentiments » sublimée par la mélodie composée par Philippe Sarde (La Chanson d’Hélène reste des décennies plus tard toujours aussi bouleversante) permettent au film de remporter le prix Louis-Delluc.

Le trio se reforme l’année suivante avec Max et les ferrailleurs, l’histoire d’un policier qui manipule une bande de malfrats jusqu'à les faire tomber dans ses filets.En 1974, c’est à Yves Montand et Serge Reggiani que Michel Piccoli donne la réplique dans Vincent, François, Paul... et les autres, le portrait d'un groupe d'amis quadragénaires sujets à des peines de cœur.

Un esprit frondeur

Si, par sa prestance et son aura naturel, l’acteur incarne aisément la figure du grand bourgeois séducteur dans l’esprit des spectateurs, Michel Piccoli n’en révèle pas moins un esprit frondeur et audacieux. Ainsi, au cinéma épuré, subtil et émouvant de Claude Sautet vient se dessiner par effet de contraste celui de Marco Ferreri, tortueux, fou, irrévérencieux.

« Avec Marco, on était frères intimes : sans explications, sans confessions, sans paroles. Le public était perdu, troublé, choqué que je puisse passer des Choses de la vie à La Grande bouffe. C’était formidable de naviguer dans des mondes différent » se souvient-il.

Les Choses de la vie sort en salles la même année que Dillinger est mort, satire de l’aliénation de l’homme moderne. Dans ce huis-clos, Piccoli, quasi-mutique, impressionne, fascine, déconcerte. Chez Ferreri, l’acteur compose ses personnages avec une rare intensité, se montrant à la fois radical et impétueux. « J’ai toujours voulu sortir des sentiers battus » explique-t-il alors avant d’ajouter : « Je ne veux pas plaire, je veux provoquer et impressionner. » 

C’est alors que La Grande Bouffe au parfum de scandale éclate. Cette farce tragique met en scène le suicide gastronomique de quatre amis qui veulent mettre fin à leur vie monotone. Aux côtés de Michel Piccoli, Marcello Mastroianni, Philippe Noiret, Ugo Tognazzi. Nous sommes en 1973 et le film, présenté au Festival de Cannes, indigne la Croisette, ulcérée par les orgies de nourriture et de luxure. L’équipe du film est huée et La Grande Bouffe, entre dans l’histoire du cinéma. 

Prix d’interprétation masculine à Cannes

Toujours en quêtes d’expériences inédites - voire subversives -, Michel Piccoli se joue de son statut de vedette. Le voici en ouvrier cannibale pour Claude Faraldo (Themroc), puis en dentiste amoureux d’une poupée gonflable pour Luis Garcia Berlanga (Grandeur nature).

L’électron libre privilégie les rôles singuliers, prend un malin plaisir à jouer les escrocs (Sept morts sur ordonnance de Jacques Rouffio, Le Trio infernal de Francis Girod), excelle dans l’ambiguïté. C’est ainsi que son interprétation du juge Mauro Ponticelli, qui entretient une relation toxique avec sa sœur (Anouk Aimée) dans Le Saut dans le vide de Marco Bellocchio, est couronné du prix d’interprétation masculine à Cannes en 1980.

Deux ans plus tard, il remporte l'Ours d'argent du meilleur acteur au festival du film de Berlin pour Une étrange affaire de Pierre Granier-Deferre, dans lequel il campe un chef d'entreprise pervers et manipulateur. « J'ai beaucoup joué les bizarres, pas les voyous. Je n'avais qu'une idée?: ne jamais faire la même chose. Je cherchais à découvrir et à faire entendre les voix du personnage ».

Inclassable, l’acteur éprouve le besoin de tout jouer : mélancolique dans Mauvais sang de Leos Carax, il se fait fantasque dans Le Paltoquet de Michel Deville contestataire dans Adieu Bonaparte de Youssef Chahine, majestueux dans La Nuit de Varennes d’Ettore Scola ou encore bohème dans Milou en mai de Louis Malle.

En 1991, son rôle de peintre vieillissant obnubilé par l’idée de terminer ce qui devait être son chef-d'œuvre marque les esprits. Dans La Belle Noiseuse de Jacques Rivette, Grand Prix à Cannes en 1991, Michel Piccoli est magistral aux côtés d’Emmanuelle Béart. A propos de son personnage, il confie :

J’aime jouer en étant tout à fait libre. J’aime devenir un être extravagant, un homme peut-être dangereux, un peu fou.

Acteur, producteur et cinéaste

Poussé par son envie de défendre les projets qui lui tiennent à cœur, l’acteur crée dès 1973 sa société de production, Les films 66. Ainsi, après avoir attendu une dizaine d’années que se tourne Le Général de l’armée morte, Michel Piccoli se décide à acheter les droits du livre et se met au travail pour adapter le roman d’Ismail Kadaré. Il cosigne le scénario avec Jean-Claude Carrière, et donne la réplique à Marcello Mastroianni et Anouk Aimée devant la caméra du directeur de la photographie Luciano Tovoli.
Il produit également ses propres longs métrages, passant à la réalisation à la fin des années 1990. Il met en scène Dominique Blanc dans Alors voilà en 1997, adapte le roman de François Maspero La Plage noire en 2001 et réalise C’est pas tout à fait la vie dont j’avais rêvé, une farce décalée présentée hors compétition au Festival de Cannes en 2005.
Mais le jeu reste la passion première de celui qui confie s’être « toujours régalé à faire l’acteur. J’étais comme un éternel enfant qui est heureux de raconter une histoire ». A plus de 75 ans, Michel Piccoli enchaîne les tournages : il retrouve l’ami Jacques Rivette sur Ne touchez pas à la hache, remporte en 2007 le Léopard de la meilleure interprétation masculine au festival de Locarno pour Les Toits de Paris de Hiner Saleem et devient même l’acteur fétiche de Manoel de Oliveira.

De Manoel de Oliveira à Nanni Moretti

Avec le réalisateur portugais – alors quasi nonagénaire -, l’acteur espiègle partage le goût du paradoxe, le refus du consensuel et l’envie de tout explorer. A l’orée des années 2000, Michel Piccoli découvre un nouveau terrain de jeu dans Party où il incarne un beau parleur qui tente de séduire son hôte lors de d’une grande garden-party.
Enthousiasmé par cette première collaboration, le duo Piccoli / de Oliveira récidive en 2001 avec Je rentre à la maison, une belle évocation du travail de l'acteur, du deuil et de la vieillesse, en compétition au Festival de Cannes. En 2006, le cinéaste et l’acteur relèvent un pari audacieux : faire revivre deux personnages de Belle de Jour de Luis Buñuel à travers une suite sous forme d’hommage. Michel Piccoli reprend le personnage de Husson tandis que Bulle Ogier succède à Catherine Deneuve dans le rôle de Séverine, bourgeoise perverse et masochiste qui se prostituait dans des bordels de luxe.
« Austère, avisé, élégant, lumière et ombre à la fois. Le secret et le mystère d'Oliveira, je me contente de les effleurer, je parviens presque à atteindre leur grâce. Comme si nous étions complices. Je n'ouvrirai pas la boîte de Pandore des images passionnées de notre travail en commun. Je suis son collaborateur le plus discipliné ou le moins discipliné. Cela dépend. » révèle Michel Piccoli qui remet à son ami la Palme d’or d’honneur en 2008 récompensant l'ensemble de son œuvre
Toujours à l’affût de nouvelles expériences, ce fabuleux caméléon parvient à se réinventer une nouvelle fois dans Habemus Papam de Nanni Moretti. Sélectionné en compétition à Cannes en 2011, le film est salué par la critique et l’acteur apparaît bouleversant dans le rôle d’un souverain pontife mélancolique.
Tout au long de sa riche et longue carrière, Michel Piccoli n’a eu de cesse de mettre toute son intelligence, sa fantaisie et son talent au service du jeu et des plus grands cinéastes.
« Surtout, j’ai toujours eu la volonté de participer à la création d’œuvres exceptionnelles, des œuvres folles et intelligentes, des œuvres effrayantes. Des œuvres qui peuvent chahuter, déplaire, étonner, insupporter, et dont on ne sait jamais si elles vont échouer ou avoir du succès ? Des œuvres qui ne laissent pas indifférent et qui au besoin font hurler. » Une ambition grandement assouvie.
 

Filmographie sélective de Michel Piccoli disponible en VàD

Le Mépris de Jean-Luc Godard (1963)
Belle de Jour de Luis Buñuel (1967)
Les Choses de la vie de Claude Sautet (1970)
La Grande bouffe de Marco Ferrerri (1973)
Une Etrange affaire de Pierre-Granier-Deferre (1981)
Adieu Bonaparte de Youssef Chahine (1985)
Milou en mai de Louis Malle (1990)
La Belle Noiseuse de Jacques Rivette (1991)
La Plage noire de Michel Piccoli (2001)
Habemus papam de Nanni Moretti (2011)