L’alter ego des cinéastes
Si le parcours de Michel Piccoli se distingue par le nombre vertigineux des grands cinéastes avec qui il a collaboré (de Jean-Pierre Melville à Leos Carax en passant par Alfred Hitchcock, Louis Malle, Jacques Demy, Costa-Gavras, Raoul Ruiz, Jacques Rivette, Michel Deville, Agnès Varda, Marco Bellocchio, Claude Chabrol, Youssef Chahine…), il est encore plus remarquable pour la fidélité qu’il aura témoigné à certains d’entre eux : sept films avec Luis Buñuel (Le Journal d’une femme de chambre, Belle de jour, Le Charme discret de la bourgeoisie…), sept également avec Marco Ferreri (Dillinger est mort, La Grande Bouffe, Touche pas à la femme blanche…), cinq avec Claude Sautet, quatre avec Manoel de Oliveira… Quand les cinéastes s’attachaient à lui, souvent, ils ne le quittaient plus. Dès Le Mépris, de Jean-Luc Godard, son premier grand succès en tête d’affiche, l’acteur s’était affirmé comme l’alter ego de son metteur en scène. S’il empruntait son chapeau au Dean Martin de Comme un torrent, c’est sur JLG lui-même, de son propre aveu, qu’il avait modelé son personnage d’homme de cinéma bientôt délaissé par sa muse, Brigitte Bardot. Les grands acteurs, nous dit Piccoli, sont d’abord les confidents et les porte-parole des cinéastes.
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Le bourgeois des Trente Glorieuses
De tous les compagnonnages avec de grands réalisateurs, c’est sans doute celui avec Claude Sautet qui fut le plus marquant. Les spectateurs des années 70 firent un triomphe aux Choses de la Vie et à Vincent, François, Paul et les autres, deux films dans lesquels l’acteur fixait son incarnation la plus frappante : le quadragénaire bourgeois de la France pompidolienne, cigarette aux lèvres, séducteur et sûr de lui. Mais derrière ce folklore, et les scènes restées fameuses (le coup de sang de François dans Vincent, François, Paul et les autres, un couteau à la main alors qu’il s’apprête à découper le gigot dominical), ce sont des affects particulièrement sombres qu’exploraient ensemble Sautet et Piccoli, comme en témoigne Max et les ferrailleurs, où l’acteur glace le sang en policier taciturne et obsessionnel.
La figure d’autorité
Conséquence de ses succès publics dans les emplois de bourgeois chez Claude Sautet, Michel Piccoli se spécialisa peu à peu, dans les années 70 et 80, dans les figures d’autorité, jouant les patrons (Une étrange affaire, de Pierre Granier-Deferre), les médecins (Sept morts sur ordonnance, de Jacques Rouffio), les industriels (Le Sucre, de Jacques Rouffio également), les policiers (René la Canne, de Francis Girod), les présentateurs de télévision sadiques (Le Prix du danger, d’Yves Boisset)… Son air altier, sa diction impériale, sa voix de stentor et sa virilité l’imposaient en mâle dominant, tour à tour séducteur, inquiétant, imprévisible, ambigu, parfois grotesque… Mais toujours terriblement humain.
L’anarchiste
Homme de gauche, militant, Michel Piccoli s’épanouissait auprès des cinéastes anticonformistes, révoltés, ambassadeurs du chaos ou amoureux du beau bizarre. Sa rencontre avec Luis Buñuel remonte à 1956 : il joue un prêtre dans La Mort en ce jardin, pour sa première incursion devant la caméra du cinéaste surréaliste et anticlérical. Pour l’Espagnol, il sera ensuite client de maison close (Belle de jour) et bourgeois prédateur (Le Journal d’une femme de chambre). Avec Marco Ferreri, autre fidèle complice, Piccoli va plus loin encore, déclenchant le scandale au Festival de Cannes 1973 avec La Grande Bouffe, satire terminale de la société de consommation qui déclenche l’ire des spectateurs. La même année, dans la fable surréaliste et bestiale de Claude Faraldo Themroc, il incarne un ouvrier régressant jusqu’à l’état d’homme des cavernes. Ce penchant anar, provoc’, libertaire, irriguera toute sa filmographie, jusqu’à Habemus Papam, de Nanni Moretti, son dernier rôle grand rôle, dans lequel il joue un pape qui décide de refuser la charge de sa fonction pour mieux déambuler dans Rome. Comme un homme libre.
L’anti-star
Si Michel Piccoli a commencé sa carrière dès l’âge de vingt ans, en 1945 (dans Sortilèges, de Christian-Jacque), s’il est passé ensuite chez Renoir (French Cancan) ou Melville (Le Doulos), il doit attendre ses 38 ans pour exploser en tête d’affiche dans Le Mépris, en 1963. Deux ans plus tard, Dom Juan, tourné pour la télévision par Marcel Bluwal, enfonce le clou. Piccoli est enfin célèbre, mais il restera à jamais une sorte d’« anti-star », refusant les codes, les écoles et les chapelles. Ses allers-retours entre Sautet et Buñuel, dans les années 70, symbolisent ce goût du grand écart et de la liberté. C’est un séducteur qui n’a jamais été un jeune premier, une vedette qui n’a jamais été à la mode. A l’annonce de sa mort, beaucoup de commentateurs ont d’ailleurs souligné qu’il n’avait jamais reçu de César du meilleur acteur, y voyant la preuve de son indépendance et de son anticonformisme.
L’artiste total
En 1995, lorsqu’elle tourne un film-événement pour célébrer le centenaire du cinéma (Les cent et une nuits de Simon Cinéma), c’est à Michel Piccoli qu’Agnès Varda demande de personnifier le septième art. Piccoli, en effet, était une sorte de « Monsieur Cinéma », d’acteur absolu. Sa carrière cinématographique se doublait d’ailleurs d’une autre, tout aussi impressionnante, menée sur les planches. C’est sur scène qu’il avait eu la révélation de sa vocation (en jouant un conte d’Andersen à l’âge de neuf ans), avant, plus tard, d’être dirigé par les plus grands noms du théâtre : Jean Vilar, Luc Bondy, Patrice Chéreau, Jacques Audiberti, Peter Brook… Piccoli, également réalisateur, était un artiste total. C’est sans doute pour cela qu’il fut aussi, régulièrement, l’incarnation de l’artiste au cinéma : scénariste dans Le Mépris, peintre dans La Belle Noiseuse ou acteur de théâtre dans Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira – un film qui ambitionnait, justement, de réunir tous les visages de cet acteur-monde.