Les plus fervents admirateurs de Dominik Moll se demandaient quand le cinéaste allait revenir à son genre de prédilection – le thriller néo-hitchcockien, qu’il avait exploré et sublimé dans les années 2000 avec deux films présentés en compétition au Festival de Cannes, Harry, un ami qui vous veut du bien (2000) et Lemming (2005). Depuis une dizaine d’années, le réalisateur s’ingéniait en effet à brouiller les pistes, adaptant un roman gothique de Matthew G. Lewis (Le Moine, 2011, avec Vincent Cassel), signant des séries pour Canal + (Tunnel, adaptation du polar scandinave Bron) et Arte (Eden, sur la crise migratoire), ou s’essayant à la comédie familiale déjantée (Des Nouvelles de la Planète Mars, 2016, avec François Damiens et Vincent Macaigne).
Pourtant, d’un genre et d’une expérience à l’autre, on reconnaissait le goût de Dominik Moll pour une certaine étrangeté, son rapport décalé et tranchant au réel, un amour fou pour le foisonnement fictionnel et enfin, derrière la sophistication narrative, une profonde humanité. Seules les bêtes, adaptation d’un roman noir de Colin Niel, le fait renouer avec sa veine la plus mystérieuse et cauchemardesque : le film se présente comme une ronde de personnages, polyphonique, chorale, orchestrée autour de la disparition d’une femme dans les Causses. Agriculteurs esseulés, assistante sociale infidèle, jeune serveuse en quête d’amour… Toutes et tous sont liés de près ou de loin à la femme disparue. Le récit, diffracté, éclaté, épousant une structure proche du Rashômon d’Akira Kurosawa, va privilégier les chemins de traverse, teinter son intrigue de magie noire et de mysticisme, puis bifurquer à mi-parcours, emmenant soudain le spectateur sous le soleil d’Abidjan, en Côte d’Ivoire. Le résultat, insolite et inclassable, témoigne d’une inspiration hors-norme.
Quand il se fait connaître du grand public en 2000 avec Harry, un ami qui vous veut du bien, Dominik Moll, déjà auteur d’un premier long métrage passé inaperçu en 1994, Intimité, expliquait que le cinéma n’était pas pour lui un besoin, une nécessité. « Je peux très bien vivre sans tourner. J’aurais pu être paléontologue. Ça m’aurait tout autant intéressé », expliquait-il alors à Libération. Né à Bühl, en Allemagne de l’Ouest, en 1962, élevé à Baden-Baden (ses parents enseignaient le français et l’allemand), le jeune homme connaît néanmoins quelques chocs cinéphiles décisifs à l’adolescence : le Satyricon de Fellini, puis Les Oiseaux d’Alfred Hitchcock, seront pour lui des expériences fondatrices. La lecture du Hitchcock/Truffaut, fameux livre d’entretiens entre le réalisateur de Psychose et celui des 400 Coups, le pousse à partir étudier le cinéma, à Paris et New York.
Dans les années 80, Moll tourne ses premiers courts métrages (The Blanket, d’après une nouvelle de Charles Bukowski, Le Gynécologue et sa secrétaire), avant de se lier d’amitié, sur les bancs de l’IDHEC, avec Gilles Marchand, qui partage son goût pour Hitchcock et l’un des plus fameux émules du maître du suspense, David Lynch, alors en plein boom. Les deux apprentis-cinéastes se ne quitteront plus : Gilles Marchand a co-écrit Harry, un ami qui vous veut du bien, Lemming, Des nouvelles de la planète Mars et Seules les bêtes ; Dominik Moll a travaillé sur L’autre monde (2010) et Dans la forêt (2016), réalisations signées Marchand. Les deux cinéastes infusent leur goût du « beau bizarre » à des œuvres qui refusent pourtant d’être hermétiques. Seules les bêtes parvient ainsi à faire la jonction entre la pure étrangeté et l’envie manifeste de proposer un thriller palpitant, un divertissement du samedi soir réunissant la jeune garde du cinéma français (Denis Ménochet, Laure Calamy, Damien Bonnard…) et rappelant que le polar, le suspense et la stylisation ne sont pas la chasse gardée des Anglo-Saxons.
Seules les bêtes, en salles depuis le 4 décembre 2019, a reçu l’aide au développement de projets long métrage et l’aide sélective à la distribution (aide au programme) du CNC.