Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous intéresser à ce sujet ?
C’est une envie qui me poursuivait depuis quelques années et que j’ai laissée infuser car je pense qu’il ne faut jamais s’engager trop vite sur un film. Cette idée remonte à quatre ou cinq ans et découle d’un autre film que j’ai fait à cette époque-là pour France 3, sur les inégalités de santé en France. J’ai alors eu l’occasion de passer une semaine dans le service d’urgences de l’hôpital Avicenne de Bobigny. Et c’est en filmant ces internes au travail que m’est venue l’idée de m’intéresser à une des facettes de la crise de l’hôpital, celle des vocations, en interrogeant son état à travers le regard de jeunes médecins prêts à s’y engager. J’ai d’abord pensé faire ce film dans la foulée des grandes grèves d’avant le Covid, mais à ce moment-là, il était impossible de filmer dans les hôpitaux, à cause d’une crispation des services de communication, principalement à l’APHP où aucune caméra ne pouvait entrer sereinement. Il a donc fallu laisser encore passer du temps. Ensuite, j’ai pu rencontrer Mathias Wargon qui m’a ouvert les portes du service d’urgences de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis qu’il dirige. J’ai trouvé que le moment post-Covid était idéal pour célébrer à la fois l’importance et la beauté de l’hôpital public – et plus largement, à travers lui, des services publics – et parler des difficultés qu’il rencontre sans pour autant réaliser un film militant.
Pourquoi au-delà de la rencontre avec Mathias Wargon, avez-vous fait le choix de cet hôpital-là ?
L’une des raisons est la proximité de l’hôpital par rapport à mon lieu de vie. Je fais des films en immersion, j’ai donc besoin d’être le plus souvent possible sur place et de pouvoir m’y rendre sans délai ni difficulté. Il faut que je sois à moins de deux heures du lieu de tournage. Mais surtout cet établissement ressemble à ceux que la plupart des Français connaissent. Ces hôpitaux de la France périphérique, ni en centre-ville ni en rase campagne, mais dans un désert médical, comme la moitié du territoire de notre pays, dont ils constituent souvent, en quelque sorte, la bouée de sauvetage.
Mathias Wargon a-t-il accepté tout de suite votre proposition ?
Non, il a eu des réticences. C’est quelqu’un qui ouvre toujours ses services aux caméras. Mais, en sortant de la pandémie, il y avait une forme de lassitude chez lui. Il a donc fallu que je lui explique la singularité de mon projet. Premièrement, ce n’était pas un film sur le Covid, alors que tout le monde ne parlait quasi exclusivement que de ça à ce moment-là, mais un film post-Covid qui interrogeait plus largement la réalité de l’hôpital public. Mathias craignait aussi la lassitude de ses équipes, fatiguées à la fois des caméras et de la pandémie. Après avoir réussi à le convaincre, je suis venu passer quelques semaines dans son service afin de présenter ma démarche à tout le personnel.
Comment avez-vous choisi les six jeunes internes que vous suivez dans Premières Urgences ?
En fait, je ne les ai pas choisis. Mais j’ai eu beaucoup de chance. Ce sont les internes qui choisissent leur affectation et les chefs de service ne découvrent qui ils sont que dix jours avant leur arrivée. Donc, une fois la date du début de tournage fixée, j’ai attendu un peu fébrilement de les rencontrer. J’ai proposé à tout le monde d’être filmé et j’ai filmé ceux qui ont accepté. J’ai donc laissé le hasard prendre toute sa place et je n’aurais pas pu rêver mieux : il y a autant de filles que de garçons, ils sont tous différents, ils portent tous des enjeux sociaux ou politiques différents. Ce fut un immense plaisir de les accompagner.
Est-ce qu’on se sent malgré tout parfois de trop dans certaines situations critiques rencontrées aux urgences ?
J’apporte toujours une très grande attention à me situer en permanence à la bonne distance. Pas trop loin car je fais des films « de proximité » en immersion, mais en sachant aussi percevoir quand je ne suis pas le bienvenu, quand je suis soudain de trop. C’est quelque chose de très intuitif. Rien n’est anticipé. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles je travaille seul. C’est aussi pour cela que je reste très longtemps dans les lieux : je filme pendant des mois et je viens le plus souvent possible même si certains jours je ne mets rien en boîte. Je veux prendre le temps de vivre et de partager le travail avec les équipes que je filme, que ce soit dans une usine ou un hôpital. Cela me permet, au fil des jours, de disparaître dans le paysage, comme si j’étais au fond un des membres de l’équipe, en faisant comme eux mon travail. Et puis j’ai une manière très participative de travailler. J’invite vraiment les gens que je filme à faire de la coécriture avec moi. En parlant énormément avec eux, je comprends mieux où ils n’ont pas envie que j’aille. Je fais des films avec les gens plus que sur les gens.
Aviez-vous une idée préconçue de ce que vous vouliez raconter à travers ce documentaire ?
Quand je pars sur un film quel qu’il soit, je pars avec une question, pas avec des réponses. Je ne vais donc pas chercher ce que j’ai préconçu. Je me pose un cadre mais je laisse le doute m’envahir, même si ce n’est pas toujours confortable à vivre. En fait, je fais des films pour tenter de trouver des réponses aux questions que je me pose. En l’occurrence ici : comment va l’hôpital ? Mes questions sont très ouvertes, encore plus dans un sujet où je ne suis pas un spécialiste au départ. Je le deviens au fur et à mesure mais au début, j’assume une forme de candeur et de naïveté. Je laisse tout ouvert et je filme ce que j’apprends. Ainsi, dans Premières Urgences, je n’avais pas du tout envisagé toute la dimension psychiatrique, je l’ai découverte avec stupeur et filmée avec stupeur. Idem pour les conséquences concrètes du manque de lits avec ces heures que les médecins passent à appeler pour en trouver ailleurs au lieu de faire de la médecine. Je savais que l’hôpital public n’allait pas bien et qu’il existait une crise de la vocation, mais j’ai creusé ce qu’il y avait derrière ces phrases en me situant pile au carrefour de ces deux questionnements pour tenter de les embrasser au mieux.
Vous passez régulièrement d’un médium à l’autre : tourner pour le cinéma ou la télévision change-t-il quelque chose ?
Oui parce que le cinéma offre ce temps long dont je vous parlais. Il permet de ne pas craindre que le spectateur passe à autre chose, une fois installé dans la salle, contrairement au canapé de son appartement. En fait, cela se joue surtout au montage. Sur le plan du rythme. Dans Premières Urgences, le premier tiers du film est assez lent, ce qui me paraît indispensable pour présenter et comprendre ces jeunes internes, ce qu’ils vivent, ce à quoi ils font face, leurs problèmes, leurs doutes… Je l’aurais sans doute accéléré dans un film pour la télévision. Le cinéma offre donc une liberté d’écriture supplémentaire.
Vous vous fixez une limite de durée du film en début de montage ?
La durée découle du rythme du film. À la télé, c’est borné. Au cinéma moins, mais pour des questions de durée de séance, je m’étais d’emblée fixé entre 1h30 et 1h50. L’essentiel est que le film trouve son souffle, sachant que je ne fais pas des documentaires de quatre heures à la Wiseman. Je pense que 1h40 est la durée parfaite pour ne pas lasser. Il n’est pas si simple de la tenir, vous savez !
PREMIÈRES URGENCES
Réalisation : Éric Guéret
Image et son : Éric Guéret
Montage : Matthieu Bretaud et Florence Bresson
Musique : Cascadeur
Production et distribution : Haut et Court
Sortie en salles le 16 novembre 2022
Soutiens du CNC : Fonds de soutien audiovisuel (FSA), Aide au programme (aide à la distribution)
Le film est présenté dans le cadre du mois du doc.