Florent Gouëlou : « L’art du drag, c’est avant tout le mélange des genres »

Florent Gouëlou : « L’art du drag, c’est avant tout le mélange des genres »

10 novembre 2022
Cinéma
Trois nuits par semaine
Romain Eck (alias Cookie Kunty/Quentin) et Pablo Pauly (Baptiste) dans "Trois nuits par semaine" Yukunkun Productions/Pyramide Films

Avec Trois nuits par semaine, son premier long métrage, Florent Gouëlou immerge le spectateur dans le milieu drag français à travers une histoire d’amour entre un jeune photographe et une drag-queen. Un film initiatique réalisé avec une troupe flamboyante d’artistes et de techniciens dont le réalisateur dévoile les coulisses de fabrication.


Trois nuits par semaine est un film entièrement consacré à l’univers du drag. Qu’apporte la fiction de plus que le documentaire sur ce sujet ?

Je dirais que fictionner offre la possibilité de développer une narration plus riche. J’ai pensé Trois nuits par semaine comme une immersion dans le milieu drag français, mais je voulais absolument raconter ce monde à travers l’angle d’une histoire d’amour, celle d’un homme hétérosexuel (Baptiste) et d’une drag-queen (Quentin alias Cookie Kunty). J’aurai difficilement pu la scénariser dans un documentaire. Dans le film, le personnage de Baptiste doit apprendre à cohabiter avec la queen et le garçon qui se cache derrière. Trois nuits par semaine est la suite d’un travail initié en 2017 avec Un homme mon fils, mon court métrage de fin d’études de La Fémis sur les représentations masculines. C’est à cette époque que je découvre l’univers des drag-queens et que je me rends compte qu’il croise si bien mon sujet. Au point que j’en deviens moi-même une dans la vie sous le nom de Javel Habibi. J’ai continué d’explorer ce milieu, et notamment la tension entre le drag et la vie privée, à travers deux autres courts : Beauty Boys et Premier amour. Trois nuits par semaine est une fiction certes, mais une fiction documentée. Elle s’appuie sur mon vécu et sur les créations de mes acteurs, qui sont de vraies drag-queens. Cookie Kunty est, par exemple, une créature née de l’imagination de Romain Eck (Quentin) il y a sept ans. Tous ont accepté de revisiter leurs personnages et de nourrir le film de leurs créations. Le drag est un art qui exige une esthétique et une performance. Le pratiquer, c’est appartenir à une communauté à la fois très festive et multiforme.

Derrière le drag et ses performances spectaculaires, vous brossez pourtant le portrait d’un quotidien bien moins flamboyant… En quoi était-ce important de porter ce récit au scénario ?

Je voulais ancrer Trois nuits par semaine dans le réalisme social, sans verser dans le misérabilisme. Mais il y a un contraste, un écart entre la magie des spectacles et les vies plus précaires de ces artistes. Quand il n’est pas sur scène, Quentin vit dans un foyer pour jeunes travailleurs. Je désirais raconter l’économie derrière le drag et cette dichotomie : des créatures féminines puissantes la nuit, des garçons désargentés le jour… C’est dans la même optique que j’ai souhaité filmer un Paris « invisible ». Il y a quelques années, j’ai réalisé un documentaire sur le travail de l’association Aremedia qui mène des actions de prévention et de dépistage des infections sexuellement transmissibles dans les rues de la capitale. Et j’avais été frappé de découvrir ce Paris nocturne de personnes moins privilégiées... Je voulais que cet aspect apparaisse au scénario, je ne souhaitais pas dépeindre un Paris idéalisé. La scénariste Raphaëlle Valbrune-Desplechin m’a d’ailleurs aidé à ancrer socialement mes personnages.

Le drag est un art qui exige une esthétique et une performance. Le pratiquer, c’est appartenir à une communauté à la fois très festive et multiforme. 

Justement, comment avez-vous travaillé l’écriture à quatre mains ?

Collaborer avec Raphaëlle m’a permis de ramener de la confrontation à travers l’idée que le monde environnant n’était pas forcément acquis à l’homosexualité, et encore moins à la cause drag. Le combat de ces artistes avec l’extérieur force d’ailleurs leur héroïsme. Elle m’a aidé également à travailler l’humour, un aspect primordial pour moi : nous avons par exemple pensé le rôle d’Hafsia Herzi (Samia) de façon à ce qu’elle n’apparaisse pas comme le cliché de la femme jalouse, mais davantage comme un personnage généreux et moderne. Le film était écrit pour les acteurs que je connaissais déjà. Seuls les personnages de Baptiste et Samia n’étaient pas « castés ». Je rêvais de faire tourner Hafsia Herzi, un rêve devenu réalité. Et lors des essais, Pablo Pauly a proposé l’équilibre adéquat entre l’humour et la sensibilité. Tous deux se sont imposés comme une évidence dans leurs rôles respectifs.

Ce film fait la part belle à la lumière. Comment porter à l’image un sujet aussi visuel que celui du drag ?

Il y a eu plusieurs réflexions autour de la lumière. D’abord, les trois quarts du récit se déroulent la nuit, à la période de Noël. Il a donc fallu créer de la profondeur dans l’image et travailler cette question particulière de la lumière de nuit. Ce travail autour de la lumière renvoie aussi à l’idée que le drag, justement, c’est la lumière, et notamment celle qui entre dans la vie de Baptiste. C’est d’ailleurs pour cela que le film s’ouvre sur une scène de néon qui représente le souvenir de la rencontre avec Cookie, une rencontre qui a bouleversé son existence. Le chef opérateur Vadim Alsayed a su magnifier les drag-queens à l’image et embrasser au plus près leur énergie sur scène. Mais il a su aussi capturer les corps et les peaux, l’émotion et la sensualité de deux chairs qui fusionnent, et la réalité brute d’une discussion entre deux êtres dans une cuisine où subsistent juste le texte et les personnages.

Le long métrage n’autorise pas la même souplesse que le court. J’ai vite compris la condition-clé pour réussir à manœuvrer l’ensemble de l’équipe : tout le monde devait comprendre et intérioriser le « rêve » du film, c’est-à-dire son essence.

Le film croise plusieurs grammaires dans la façon de filmer les scènes du quotidien et celles des shows. Quelle en était l’ambition ?

L’art du drag, c’est la traversée des genres, et nous voulions refléter au mieux cet aspect. C’est pourquoi les scènes de vie sont filmées le plus souvent caméra à l’épaule afin d’accentuer davantage l’immersion de Baptiste dans ce nouvel univers. Le spectateur est en quelque sorte sur « son épaule » à expérimenter et ressentir ces nouveaux émois. Concernant les shows, et la manière de représenter la magie des représentations, le spectaculaire, nous avons opté pour davantage de machineries : des travellings, des suivis parfois à deux steadycams… Le film éclaire aussi une cinquantaine de décors différents entre Paris, Strasbourg et le sud de la France. En plus de l’avance sur recettes du CNC, nous avons bénéficié de l’accompagnement de trois régions : Île-de-France, Provence-Alpes-Côte d’Azur et Grand Est. Ce défi en termes de continuité de tournage s’est révélé d’une grande richesse. Le film se transforme en « traversée », en road-movie, du bitume parisien à la mer de Martigues… J’en suis heureux. Et d’ailleurs, mon grand plaisir a été de constituer une véritable troupe d’acteurs et de techniciens, qui m’a accompagné tout au long de ce voyage filmique.

Le film réunit une troupe d'acteurs et d'artistes drag Yukunkun Productions/Pyramide Films 

Comment ces corps de métiers ont-ils collaboré ?

Il fallait scénariser un univers visuel cohérent. Sur la base du scénario et des émotions attendues, nous avons essayé de composer avec les équipes les tableaux les plus aboutis esthétiquement. La cheffe décoratrice, Clémence Ney, a par exemple repeint en vert les murs du foyer de jeunes travailleurs afin de mettre en valeur les peaux des personnages. Pour les spectacles de drag-queens, les deux chefs costumiers ont proposé différentes variations, toujours pour raconter par l’habillement les différents visages de ces artistes. Par exemple, Cookie est tour à tour une sorte de « Catherine Deneuve de la rue », une grande dame glamour ou une artiste pleine de surprises… Concernant le maquillage, les drag-queens se maquillaient seules pour les scènes de shows. Elles avaient le champ libre tout en suivant un canevas précis. Elles bénéficiaient de la double casquette d’être à la fois leurs propres make-up artists et les interprètes de leurs maquillages.

 

Ce rôle de chef d’orchestre est-il spécifique au format long que vous explorez ici pour la première fois ?

Passer du court au long s’est révélé un soulagement, puisque j’ai pu m’appuyer sur des équipes complètes et confirmées, là où on exige de chacun de la polyvalence dans le court métrage. Mais diriger ce grand paquebot est une mission délicate. Le long métrage n’autorise pas la même souplesse que le court. J’ai vite compris la condition-clé pour réussir à manœuvrer l’ensemble de l’équipe : tout le monde devait comprendre et intérioriser le « rêve » du film, c’est-à-dire son essence. Dans l’imaginaire des non-initiés, le drag prend souvent la forme d’une performance kitsch, d’un folklore entre strass et paillettes. Au contraire, je voulais ramener du chic et de la mode, de la sophistication et de la puissance, et éviter le côté « ridicule mais touchant ». Nous avons eu six semaines de préparation en amont du tournage pour être certains d’aller tous dans la même direction. Et ce « rêve », tout le monde l’a saisi. L’autre défi du passage au long métrage était de réunir des artistes drag qui avaient une petite expérience de cinéma. Et puis à l’inverse, il a fallu aussi amener une équipe technique à comprendre les contraintes du milieu : le drag impose différents états… Pour chaque journée de tournage, il fallait imaginer des « codes », des abréviations pour indiquer les états de drag dans lesquels se trouvaient les acteurs : « full drag » quand ils sont en « drag total », ou « civil » quand le personnage ne l’est pas, mais il y a aussi les états intermédiaires… Le drag c’est avant tout le mélange des genres.

Le chef opérateur Vadim Alsayed a su magnifier les drag-queens et embrasser au plus près leur énergie sur scène. Mais il a su aussi capturer les corps et les peaux, l’émotion et la sensualité de deux chairs qui fusionnent… 

On retrouve d’ailleurs cette diversité dans le travail de composition musicale…

Là encore, l’ambition était d’embrasser une esthétique musicale large. La playlist du film – 30 minutes de musique au total – croise plusieurs univers musicaux, du disco de Donna Summer à la chanson française d’Arthur H en passant par la pop italienne, ou la synthé-pop des années 80. Pour les shows drag, nous devions déterminer les musiques en amont du tournage puisque les acteurs allaient y « performer » en playback. Les compositeurs Villeneuve & Morando ont imaginé un score de musique électro pour les scènes de discothèque. J’ai été chanceux, car ils ont composé tous les thèmes avant le tournage. Je pouvais donc m’appuyer sur leurs morceaux pour chorégraphier les performances des acteurs. Enfin, ils ont aussi conçu les sons extra-diégétiques en utilisant des cordes et des violons, notamment pour les scènes d’amour. Ils ont totalement compris la liberté offerte par la culture drag.

Diriez-vous que vous avez réalisé un film politique ?

J’envisage Trois nuits par semaine comme un cheval de Troie : il porte une conscience politique sous l’apparence d’un divertissement. En termes d’ancrage social, j’étais conscient de ma responsabilité dans la fabrication des représentations : dépeindre un Paris non fantasmé, dessiner des personnages féminins, certes peu nombreux, mais pas « utilitaires », casser les clichés… La question du désir dans ce film est également politique, notamment le fait de montrer qu’un homme hétérosexuel puisse désirer un autre homme sans que cela ne fasse débat. Il est souvent dit que le drag est politique dans sa façon de déconstruire le genre ou dans sa manière de le questionner. C’est effectivement le cas. Mais pour ma part, ce qui est davantage politique, et surtout ce que j’ai souhaité raconter, c’est une réflexion sur la façon de faire société, et notamment sur la possibilité de cohabiter en étant tous différents.

Trois nuits par semaine

Réalisation : Florent Gouëlou
Scénario : Raphaëlle Valbrune-Desplechin, Florent Gouëlou
Avec : Pablo Pauly, Hafsia Herzi, Romain Eck, Harald Marlot, Mathias Jamain Houngnikpo…
Image : Vadim Alsayed - Décors : Clémence Ney - Montage : Louis Richard - Son : Utku Insel, Geoffrey Perrier, Simon Apostolou - Costumes : Clément Vachelard, Aurélien Di Rico - Maquillage : Emmanuelle Verani - Perruquier : Jean-Baptiste Santens - Musique : Villeneuve et Morando
Production : Yukunkun Productions
Distribution : Pyramide Productions
Ventes internationales : Pyramide International
Sortie le 9 novembre 2022

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