Comment naît Art House ?
Éric Le Bot : Tout part d’une société que j’ai créée en 2013 et que je possède encore, Version Originale, qui a distribué des films en collaboration avec Condor pendant cinq ans. C’est quand ce partenariat a pris fin que j’ai créé Art House.
Art House s’est spécialisé dans la distribution des films japonais dès le début ?
C’est arrivé chemin faisant. Le tandem Version Originale/Condor s’était lancé avec Shokuzai, le diptyque de Kiyoshi Kurosawa (Celles qui voulaient se souvenir/Celles qui voulaient oublier) en 2012. On avait aussi distribué Harmonium de Kôji Fukada en 2017 et j’ai continué à collaborer avec ces deux cinéastes via Art House. Mais au départ, il n’y avait pas l’affirmation d’un ADN japonais. D’ailleurs, Art House a aussi distribué des films israéliens et distribuera dans les mois à venir des films coréens et espagnols. Mais c’est vrai qu’au fil des années, j’ai plaisir à approfondir cette relation avec le cinéma japonais.
D’où vous vient cette passion ?
Étudiant, j’ai eu la chance de participer à un programme d’échange avec le Japon et j’ai séjourné six mois à Tokyo. J’y ai appris le japonais mais surtout, j’y ai découvert tout le cinéma français de la Nouvelle Vague dont ils sont extrêmement amateurs. Dans le moindre vidéoclub, il y avait des films de Claude Chabrol que vous ne pouviez pas trouver en France ! Et c’est en revenant que je me suis mis à regarder des films japonais, pour combler la frustration de ne pas avoir pu le faire sur place à cause de la barrière de la langue ! C’est en cela que ce voyage a été un déclencheur.
Comment repérez-vous les films que vous distribuez ?
Le temps facilite évidemment les choses : on vient de plus en plus vers nous. Par exemple, les droits de La Famille Asada (Ryôta Nakano, 2020) étaient détenus par un producteur japonais et non par un vendeur international. Et c’est ce producteur qui m’a contacté directement car il avait entendu dire qu’il y avait en France un distributeur qui s’intéressait de près au cinéma japonais. Dans la même logique, l’expertise que nous avons pu développer au fil du temps permet de repérer certaines œuvres très en amont. C’était le cas pour De l’autre côté du ciel, le film d’animation de Yusuke Hirota, avant qu’il ne soit sélectionné à Annecy ou Aristocrats de Yukiko Sode avant sa première présentation en festival à Rotterdam.
Est-ce qu’un film a changé la donne dans vos relations avec vos différents interlocuteurs japonais ?
Il est difficile d’exister aux yeux du marché tant que l’on n’a pas connu un succès dans sa catégorie. Je dirais que le film La Famille Asada (plus de 250 000 entrées) a changé les choses, y compris dans notre rapport avec nos interlocuteurs français. Mais c’est également la conséquence d’un travail de fond dans lequel la distribution en 2018 de Senses 1 & 2, le film de Ry?suke Hamaguchi en cinq parties – qui avait attiré l’attention d’un public plus pointu – a aussi joué un rôle essentiel.
Quelles relations avez-vous avec les exploitants français ?
La distribution est un combat permanent qui dépend des goûts de chacun. Quand nous avons commencé, il n’allait pas de soi d’installer et de faire vivre le cinéma japonais en salle. Pour vous donner un exemple : il n’avait pas été simple de trouver des exploitants prêts à projeter Harmonium de Kôji Fukada dans leurs salles malgré son prix du Jury à Cannes en 2016. C’est un travail de longue haleine : film après film, les exploitants ont pu découvrir qu’il existait un public curieux vis-à-vis de ces œuvres.
Vous évoquiez le succès de La Famille Asada. À l’occasion de sa sortie le 25 janvier dernier, Art House avait déployé une campagne d’affichage importante, notamment dans le métro parisien. Cela signifie que vous aviez anticipé son potentiel succès populaire ?
Oui et ce, grâce à un festival qu’on organise chaque année depuis 2019 dans toute la France, Les Saisons Hanabi, pendant lequel nous projetons nos films. Cela nous permet d’anticiper l’attractivité des films en question et le degré de satisfaction des premiers spectateurs. En 2022, on avait ainsi pu constater un véritable enthousiasme autour de La Famille Asada. C’est ce qui nous a incités à investir dans cette campagne d’affichage, à frapper fort pour que le film démarre bien et existe, avec la certitude, qu’ensuite, le bouche-à-oreille ferait le reste.
Les Saisons Hanabi constituent une sorte de test grandeur nature ?
Oui, le festival nous permet de mieux évaluer les potentiels des films, de mieux comprendre leur ADN, de trouver la date de sortie la plus appropriée. Cette année, par exemple, on s’est aperçu que Comme un lundi de Ryo Takebayashi (qu’on distribuera le 3 janvier 2024) attirait énormément en faisant très rapidement le plein des réservations. Et ce, alors que son profil – une comédie de 1 h 20 sur une boucle conceptuelle qui recommence chaque matin au sein d’une entreprise japonaise – n’en faisait pas le prototype d’un succès évident.
Est-il désormais une évidence que tous les films de Kôji Fukada seront distribués par Art House ?
Les cinéastes japonais changent souvent de producteur. Mais Kôji Fukada a la spécificité d’en avoir un en France, Comme des Cinémas, et de lui être très fidèle. Ce qui nous permet de travailler très amont avec lui, de pouvoir lire la première version du scénario et de s’engager très tôt. Les scénarios des films japonais ont la spécificité de n’être que dans le descriptif de l’action, avec des dialogues vraiment réduits au minimum. Il faut donc aussi s’adapter à leur lecture. Je concède ainsi qu’on a pu parfois avoir des hésitations sur des précédents films de Fukada. Je pense à L’Infirmière dont le script ne m’avait pas convaincu mais dont j’ai adoré le résultat final dès la première projection.
Vous vous rendez sur les tournages de ses films ?
Non, mais on voit une première version du montage assez tôt pour pouvoir faire d’éventuelles observations. Ce qui n’a pas été le cas sur Love Life qu’on a trouvé formidable dès le départ. C’est d’ailleurs à ce moment-là que j’ai commencé à évoquer la stratégie de distribution du film en France, directement avec Kôji Fukada.
Quelle était cette stratégie ?
Cette histoire de couple porte en son sein un élément, une tragédie qu’on a tout de suite voulu garder secret. C’est d’ailleurs Kôji Fukada lui-même qui m’a un jour appelé pour me dire qu’il avait lu un synopsis du film sur un site internet français qui révélait cette information. C’est dire qu’il était à l’affût ! On a donc cherché un moyen pour détourner l’attention et ne pas gâcher la surprise des spectateurs. D’où cette idée de l’indiquer sur l’affiche présente dans les métros parisiens en demandant aux premiers spectateurs de ne rien dévoiler. Car le choc de la découverte participe de l’état qu’on garde jusqu’à la fin du film.
Comment avez-vous choisi la date de sortie ?
La sortie de Love Life est liée aux Saisons Hanabi. On a très tôt décidé d’en faire l’événement de notre édition 2023 et d’inviter Kôji Fukada à venir présenter son film dans cinq villes en province et quatre salles à Paris comme ambassadeur et chef de file du cinéma japonais indépendant. Et on a voulu sortir le film dans la foulée pour profiter de l’accueil positif qu’on pressentait.
Avez-vous des objectifs de fréquentation ?
On espère totaliser 80 000 entrées, ce qui en ferait le plus gros succès en France de Kôji Fukada, détenu jusqu’ici par L’Infirmière et ses 75 000 spectateurs. Pour cela, on a pu obtenir une douzaine de salles à Paris et environ 110 sur toute la France. Mais l’enjeu pour nous n’est pas tant la taille du parc de salles que de garder les écrans pour inscrire le film dans la durée.
LOVE LIFE
Réalisation, scénario et montage : Kôji Fukada
Photographie : Hideo Yamamoto
Musique : Olivier Goinard
Production : Nagoya Broadcasting Network, Comme des Cinémas, Chipangu
Distribution : Art House
Ventes internationales : MK2 International
Sortie en salles : 14 juin 2022
Soutien du CNC : aide aux cinémas du monde, aide sélective à la distribution