Comment est née l’idée de Menus-plaisirs – Les Troisgros ?
Frederick Wiseman : Comme beaucoup de bonnes, mais aussi de mauvaises, choses dans la vie : par hasard ! (Rires.) Après avoir séjourné plusieurs mois chez des amis en Bourgogne, j’ai eu envie de les remercier en les invitant dans un restaurant étoilé. La table des Troisgros était la plus proche de chez eux. J’ai donc réservé pour y déjeuner. À la fin du repas, comme il le fait avec tous ses clients, César Troisgros est venu nous saluer. Je me suis présenté et, instinctivement, sans y avoir un instant pensé avant, je lui ai demandé s’il était possible de tourner un film dans son établissement. Il m’a tout de suite répondu qu’il devait en parler à son père. Ce qu’il a fait. Trente minutes après, il est revenu pour me dire OK. C’est ainsi que tout a démarré ! À partir de ce jour, je suis revenu plusieurs fois pour observer. Puis le Covid est arrivé et j’ai attendu la fin de l’épidémie pour commencer à tourner, en avril 2022.
Quand vous vous lancez dans ce tournage, quelle idée de film avez-vous en tête ?
L’idée toute simple de découvrir ce lieu à travers tous les aspects possibles. J’ai eu la chance que la famille Troisgros me donne accès à tout, sans restriction, y compris à leurs échanges avec les clients. À chaque fois, j’allais me présenter, j’expliquais ce que je voulais faire. Et personne ne m’a dit non !
Les Troisgros vous ont même laissé filmer leur vie privée et pas seulement leur cuisine…
Oui et là encore très naturellement. César a eu récemment un enfant et celui-ci est venu rendre visite à son père dans la cuisine. J’ai saisi cet instant et César ne m’a pas demandé d’arrêter de filmer. Ce moment symbolise l’aspect familial de l’endroit. Ce lien qui unit l’équipe tout entière et pas seulement Michel et ses fils.
Vous avez beaucoup échangé sur le film avec eux avant le tournage ?
Non, ça n’en valait pas la peine. À ce moment-là, je n’avais rien à leur dire. Mon film allait être uniquement le fruit de ce que j’allais observer, donc de ce qu’ils allaient faire. Ce n’était pas à moi de leur dicter quoi que ce soit. D’ailleurs, Menus-plaisirs aurait été différent si je l’avais tourné cinq ans plus tôt. Il épouse les sept semaines passées sur place. Tout ce que j’ai appris est à l’écran.
Quelle image aviez-vous de la vie d’un restaurant étoilé avant ce tournage ?
Honnêtement ? Aucune, en tout cas, rien de très précis. La seule bonne idée que j’ai eue fut l’intuition de me dire qu’explorer la vie de ce restaurant-là pouvait donner naissance à un bon film ! (Rires.) Sinon, je n’y connaissais absolument rien. Ma seule expérience se limitait aux quelques déjeuners que j’ai pu savourer dans ma vie et qui se comptent sur les doigts d’une main.
Est-ce que vous aviez un plan particulier de tournage ? Avez-vous par exemple commencé par filmer la cuisine avant de sortir du restaurant et d’aller voir les fournisseurs ?
En fait, j’ai tourné tout au long des sept semaines dans les cuisines pour étaler les choses et ne pas gêner le bon déroulement des services et la tâche de la quinzaine des personnes qui y travaillent au quotidien. Je comparerais ça à de la danse : il fallait qu’avec mon équipe, on réussisse à épouser la chorégraphie de leurs mouvements hyper précis pour ne pas les ralentir tout en trouvant notre propre rythme. Mais comme tout cela se produit deux fois par jour et cinq jours par semaine, ça m’a permis de prendre mon temps. De tourner certains jours, et de simplement observer d’autres fois. Tout est ici un éternel recommencement. Mais quand je tourne, j’ai à chaque instant le montage en tête. Grâce à l’expérience acquise au fil des films, je perçois assez instinctivement ce dont j’aurai besoin à chaque séquence. Pour tout ce qui se passe en cuisine, par exemple, je savais qu’il me faudrait une alliance de gros plans, de plans larges et de plans moyens pour faire vivre les scènes. J’ai fini avec 140 heures de rushes, et parmi elles, au moins 45 heures se déroulent dans la cuisine.
Alors que dans les fictions, la cuisine est toujours montrée comme un endroit effervescent et très bruyant, ce qui frappe dans Menus-plaisirs c’est, à l’inverse, le silence qui règne dans celle des Troisgros. Cela vous a surpris ?
Je m’aperçois en effet que je renverse un cliché. Mais ce cliché, là encore, je ne le connaissais pas, n’ayant vu dans ma vie quasiment aucun film mettant en scène des chefs. Une fois encore, je ne fais que transmettre ce que j’ai vu : cette cuisine construite de telle manière que tout le monde peut se voir en permanence et que le chef peut donc diriger par le regard au lieu de hausser la voix, comme Michel Troisgros l’explique lui-même dans le film à l’un des clients qu’il emmène découvrir le lieu et son fonctionnement.
Au-delà du quotidien d’un restaurant étoilé, Menus-plaisirs raconte aussi la transmission entre un père et ses fils, et sa difficulté à raccrocher…
Je comprends très bien ce que ressent Michel, qui a raccroché depuis la fin du tournage, la difficulté qu’il a ressenti à le faire. Il avait 64 ans au moment où j’ai posé ma caméra dans son établissement. Il travaillait en cuisine depuis l’âge de 15 ans. C’est toute sa vie. On n’arrête pas aussi facilement d’exercer sa passion, malgré son désir de passer le relais et de tout mettre en œuvre pour s’y préparer. À 93 ans, je serais mal placé pour dire le contraire ! (Rires.) Je mesure ma chance d’avoir pu faire ce film à ce moment de bascule dans la vie de Michel et de ses fils, d’avoir pu capter cela. Mais là encore, je n’avais rien prémédité. J’ai juste filmé ce qui se déroulait sous mes yeux.
Combien de techniciens vous ont entouré sur ce tournage ?
Nous étions quatre en tout, soit un de plus que d’habitude. J’étais accompagné d’un directeur de la photo (James Bishop) et d’un assistant. Mais ayant été malade juste avant le tournage, j’ai dû confier le son à quelqu’un d’autre, pour la première fois. En l’occurrence, Jean-Paul Mugel.
Vous étiez-vous fixé un délai de tournage ?
Non, je ne me fixe aucune limite de ce genre. Je tourne jusqu’à ce que je considère avoir réuni tous les éléments nécessaires. Parfois ça dure sept semaines comme ici. Mais pour La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris (2009), j’ai tourné douze semaines, le temps de parvenir à capter les différents spectacles. Il m’est en tout cas impossible de savoir dès le départ combien de temps je vais rester dans un lieu.
Dans vos films, vous avez souvent filmé les dysfonctionnements de différentes institutions : université (At Berkeley), mairie (City Hall), centre d’aide sociale (Welfare)… Ici, on a le sentiment que vous prenez plaisir à décortiquer une réussite…
C’est vrai que j’ai surtout fait des films à partir de situations de départ complexes, créatrices de beaucoup de souffrances humaines. Et, à chaque fois, j’ai essayé de raconter pourquoi on en est arrivé là, pour aider à comprendre ce qui pourrait être amélioré. Mais il me paraît tout aussi important de célébrer ceux qui font un travail de manière aussi réussie que la famille Troisgros. Contrairement à ce que certains peuvent croire, je ne suis pas uniquement intéressé par ce qui dysfonctionne, par l’idée de dénoncer. Une seule chose me passionne au fond : le comportement humain. Dans ce qu’il a de pire comme dans ce qu’il a de meilleur. Je montre ce que je vois, je ne cherche pas à filmer des situations qui épouseraient telle ou telle idée préconçue que j’aurais en tête. Je prends garde à ne jamais imposer mon point de vue. Je m’efforce juste de faire le meilleur film possible sur le sujet que j’ai choisi.
Le montage de Menu-plaisirs s’est étalé sur dix mois. Comment s’est-il construit ? Vous suivez toujours la même méthode ?
Je suis quelqu’un de très patient. Dans la vie comme dans le travail. J’adore tout particulièrement la phase de montage car c’est vraiment là que je trouve le film, bien plus que durant le tournage. Je commence toujours par regarder l’ensemble des rushes. Ça me prend cinq à six semaines. À partir de là, j’en sélectionne environ la moitié. Puis je commence à monter toutes les séquences dont je suis certain qu’elles se retrouveront dans le film fini. Cette étape s’étale sur environ cinq mois. Et c’est seulement une fois cette phase terminée que je commence à penser à la structure du film. Je fais un premier assemblage, en trois ou quatre jours. Et il me faut ensuite cinq ou six semaines pour parvenir à la structure finale. Et puis, quand je pense le montage terminé, je revois les 140 heures de rushes pour être certain de ne pas avoir éliminé un élément essentiel.
Dans ce montage, vous avez cherché à respecter un équilibre à l’écran entre Michel et ses deux fils ?
Non, je ne raisonne jamais en termes de temps passé par les uns et les autres à l’image. Ma seule boussole est de parvenir de traduire dans la durée – en l’occurrence ici quatre heures – ce que j’ai pu voir et vivre au fil des semaines de tournage. Il se trouve qu’au final cet équilibre dont vous parlez existe, mais il est le fruit du montage, pas un but que j’ai cherché à atteindre.
Comme ici, vos films durent souvent plus de trois heures. Est-ce qu’on vous a déjà demandé de couper pour raccourcir cette durée ?
À mes tout débuts, ça a pu arriver en effet. Mais je n’ai jamais transigé. Depuis, on ne me pose plus la question et je n’ai jamais rien coupé qui ne soit pas de mon fait. Pour une raison simple, même si elle peut paraître prétentieuse : je pense à chaque fois être le meilleur connaisseur des films que je suis en train de faire.
MENUS-PLAISIRS – LES TROISGROS
Réalisation et montage : Frederick Wiseman
Photographie : James Bishop
Production : 3 Star LLC en association avec Public Broadcasting service et GBH
Distribution : Météore Films
Sortie en salles : 20 décembre 2023
Soutiens du CNC : Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)