Les succès de Sacro GRA, Lion d’or à Venise en 2013, puis de Fuocoammare, par-delà Lampedusa, Ours d’or à Berlin trois ans plus tard, ont imposé Gianfranco Rosi en chroniqueur et commentateur essentiel de notre temps. Depuis son premier film, Boatman, en 1993, magnifique portrait impressionniste de Bénarès, la ville sainte du Gange, jusqu’à Notturno, voyage au Moyen-Orient tourné le long des frontières de l’Irak, du Kurdistan, de la Syrie et du Liban (qui sortira en salles le 22 septembre prochain), le cinéaste raconte la violence du monde dans des films brouillant la frontière entre documentaire et fiction. Et offre des portraits bouleversants d’humanité : une communauté de laissés-pour-compte dans le désert californien (Sous le niveau de la mer), un tueur à gages de Ciudad Juarez (Mexique) confessant ses crimes (El Sicario, chambre 164), des solitudes éparses le long du périphérique romain (Sacro GRA), un garçon de 12 ans vivant à Lampedusa, île où affluent les migrants par centaines (Fuocoammare)… En prélude à la rétrospective organisée par la Bibliothèque Publique d’Information, qui permettra de voir ou revoir tous ses films, et à la master classe qu’il y donnera le 27 juin, Gianfranco Rosi revient sur son parcours.
De Boatman, votre premier film, à Notturno, le dernier en date, diriez-vous que votre « méthode » de mise en scène a évolué ? Ou est-ce toujours la même ?
Ça a été un itinéraire. Un long processus. J’ai fini par trouver une méthode, mais sans jamais me l’avouer à moi-même. Parce qu’une fois qu’on a une méthode, on prend le risque de se répéter. Comment et où placer la caméra, comment interagir avec une situation donnée… Avec Boatman, j’ai appris à trouver la distance – la question fondamentale de tout documentaire. Avec Sous le niveau de la mer, j’ai travaillé une forme d’intimité avec les gens que je filmais. Chaque film a nourri le suivant et j’ai le sentiment que Notturno est une sorte de point d’arrivée. Il y a un peu de tous mes autres films dedans. Au point qu’après l’avoir fini, j’ai compris que j’allais avoir besoin de réfléchir à de nouvelles façons d’interagir avec la réalité. Le documentaire n’a de valeur à mes yeux que si on expérimente. Comment raconter cette histoire ? Comment aller au-delà de la simple observation et transformer ce que tu vois en quelque chose d’autre ? La question de la transformation est centrale. Ensuite, il y a la soustraction. Il faut retirer des images, des informations, retirer, retirer encore, pour trouver le cœur du sujet, sa synthèse. Ça demande beaucoup de travail. Je n’aime pas quand on me demande si mon travail relève du documentaire ou de la fiction. Pour moi, c’est du cinéma. J’utilise le langage du cinéma pour raconter des histoires.
Comment décidez-vous quel sera votre prochain centre d’intérêt ? Commencez-vous par un thème, un lieu, des gens ?
Un thème d’abord, puis un lieu, et enfin je fais des rencontres. Le temps est le plus grand investissement. El Sicario, chambre 164 a été tourné en trois jours, ça a été un film « instantané », mais les autres m’ont chacun pris plusieurs années. Trois, quatre, cinq ans. Il faut que je m’approprie le lieu, qu’il devienne une part de moi-même. Je cherche ensuite des gens qui reflètent la « densité » du lieu dont je veux raconter l’histoire.
Comment êtes-vous devenu réalisateur de documentaires ?
Quand j’étais étudiant à la New York University, je trouvais ça trop pénible d’écrire un scénario ! (Rires.) Ça ne m’intéressait pas de réunir une équipe, de caster des acteurs, pour filmer une histoire déjà écrite. Je préfère en savoir le moins possible avant de tourner. J’aime que le processus consiste à découvrir l’histoire en cours de route, je ne veux rien savoir avant. Du coup, il faut croire dur comme fer que quelque chose d’intéressant va sortir de tout ça. Et pendant le montage, ça recommence. Tu repars de zéro. C’est comme l’écriture d’un morceau de musique. Il faut savoir quelle note va succéder à l’autre, mais aussi réfléchir à l’espace entre chaque note, au silence. Encore une fois, c’est une question de soustraction.
C’est pendant le montage que vous savez avec certitude quelle forme aura le film, ou vous l’avez déjà en tête avant ?
Il faut tout de même en avoir une petite idée quand tu filmes, ne serait-ce que pour ramener les bonnes images en salle de montage ! (Rires.) Mais bien sûr, c’est là que ça se joue, quand tu dois extraire deux heures de film d’une masse de 90 heures. Le montage consiste à reformuler les choses au présent. Tu dois oublier ton expérience du tournage. La douleur, l’attente, les contraintes, les risques pris, l’argent dépensé… Peu importe qu’un plan ait nécessité trois semaines de patience. Peu importe qu’il ait englouti une partie du budget. S’il n’est pas dans le film, tant pis ! J’ai été frappé par une chose que m’avait dite Bernardo Bertolucci. Il m’avait remis le Lion d’or à Venise pour Sacro GRA. Et je l’ai recroisé ensuite à Berlin, où je présentais Fuocoammare – comme il m’avait donné un Lion d’or, il voulait voir mon film suivant pour vérifier qu’il n’avait pas fait une erreur ! (Rires.)
Quand vous étiez étudiant en cinéma, vous préfériez les réalisateurs de documentaires ou de fiction ?
Je n’ai jamais fait la distinction entre les deux. Je ne suis pas cinéphile, en réalité ! Je pourrais vous dire que j’aime Cassavetes, Mizoguchi, Rossellini ou Agnès Varda, mais la vérité, c’est que je suis venu très tardivement au cinéma. J’ai d’abord étudié la médecine, et je n’ai commencé à réellement regarder des films qu’après avoir commencé à en faire. C’est une bonne chose, car si j’en avais trop su, je n’aurais jamais osé m’emparer d’une caméra. Je suis comme un frelon : si le frelon avait conscience que son corps est si gros et ses ailes si petites, il n’essaierait pas de voler ! (Rires.) Dans Boatman, il y a du Rossellini, du Satyajit Ray, mais c’était en partie inconscient. J’ai découvert par moi-même le langage du cinéma, comment raconter une histoire. Je suis un réalisateur accidentel. Je m’intéresse plus à la poésie, à Elizabeth Bishop ou Pasolini.
Vous parliez du Lion d’r, vous avez également reçu un Ours d’or… Quel impact ces prix si prestigieux ont-ils eu sur votre travail ?
Je dis toujours que les prix, il ne faut pas espérer les gagner, puis, que si on les gagne, il faut tout de suite les oublier. Ces récompenses ont été une énorme surprise pour moi. Surtout le premier, à Venise. J’étais déjà heureux d’être là, car c’était la première fois qu’un documentaire était en compétition. Pour moi qui me bats contre la séparation entre documentaire et fiction, c’était déjà une forme de succès. Le Lion d’or n’a pas changé mon mode de fonctionnement, mais a beaucoup facilité mon travail, dans le sens où je peux désormais financer mes films sans devoir rédiger des scripts à l’avance. Commencer par un script, à mes yeux, c’est commencer par un mensonge.
Diriez-vous que votre travail est devenu de plus en plus politique au fil du temps ?
ll a toujours été politique. Boatman était déjà très politique. Sous le niveau de la mer, aussi. C’était il y a près d’une quinzaine d’années, et j’y montrais le monde qui allait devenir celui de Trump. Sauf que personne ne voulait le voir à l’époque. Le film a été rejeté quand on l’a projeté à Sundance, on nous disait : « Il y a Obama désormais, on ne peut pas donner une vision aussi pessimiste des Etats-Unis ! ». Non, je pense que tous mes films ont toujours été politiques. Composer un cadre, c’est de toute façon un choix politique. Un choix éthique. Toujours.
Dans Fuocoammare, on voit ce petit garçon, le héros du film, qui souffre d’une mauvaise vue, il a un « œil paresseux »…
Oui, voilà bien quelque chose qu’on ne peut pas écrire dans un scénario ! Ce serait tellement tarte ! Mais dans la réalité, c’est si fort… Un enfant qui ne veut pas être pécheur, mais chasseur, et qui, à cause de son œil paresseux, finit par s’intéresser aux oiseaux plutôt que de les tuer. J’adore ça. C’est impossible à inventer. Et aucun acteur ne peut l’incarner.
C’était aussi une métaphore de notre incapacité à regarder en face la crise migratoire. Ou le monde en général. Diriez-vous que nous avons tous des yeux paresseux ?
Oui, bien sûr. Enfin, ça, c’était ce que je pensais avant. Aujourd’hui, j’ai le sentiment que nous sommes carrément devenus aveugles !
« Gianfranco Rosi, filmeur au monde », intégrale documentaire à la BPI, Bibliothèque Publique d’Information – Centre Pompidou, du 25 juin au 1er juillet.