C’est à l’âge de 7 ans, ébloui par les œuvres de Charlot et Buster Keaton, que le petit Henri Gruel tombe éperdument amoureux de cinéma. Fasciné par ces histoires défilant sur la toile mais aussi par la magie de la cabine de projection puis des caméras, il se promène alors dans les rues de Mâcon, où il vit le jour en 1923, pour admirer ces merveilleux objets dans les vitrines des photographes. Il lui faudra néanmoins attendre 1946, et sa rencontre déterminante avec le réalisateur Arcady Brachlianoff, qui le prend sous son aile, pour obtenir sa première caméra.
L’apprenti-réalisateur se fait alors la main en tournant de nombreux films industriels en 16mm, avant que sa carrière ne connaisse un net tournant. « Un jour, j’ai eu l’idée de donner du mouvement à des dessins d’enfants ; comment l’idée a jailli, ça, je n’en sais rien... Mais j’étais impressionné par la façon dont ils travaillaient, et je me disais qu’il était dommage de voir des choses aussi fraîches et belles de couleurs, mais de ne pas les voir en mouvement comme le désireraient certainement les enfants eux-mêmes », expliquait en 1962 Henri Gruel dans l’émission Cinéma sans étoiles, réalisée par Paul Neurisse. Usant de la technique du papier découpé pour animer ces dessins d’écoliers, il signe les courts métrages Martin et Gaston (1953), Gitanos et les papillons (1954) ou encore Le Voyage de Badabou (1955, prix Emile-Cohl), au graphisme volontairement brut et maladroit.
Sourire narquois
Bijou d’inventivité, La Joconde : histoire d’une obsession est réalisé en 1957. Ce petit film de quinze minutes mêle différentes techniques, associe animation et prises de vues réelles. « On considère trop souvent l’animation comme une fin, alors que ce n’est qu’un moyen, un outil. […] Une technique est bonne lorsqu’elle est le meilleur moyen d’exprimer un cas bien précis. Si elle est érigée en système, elle a le défaut de tous les systèmes, dont l’abus fait la faiblesse de certaines œuvres. Dans mes films, je ne suis pas l’esclave d’une technique. Lorsque j’estime qu’un sujet ou une séquence doit être exprimé par le jeu d’un acteur, je prends un acteur et je le mets devant une caméra de prises de vues directes », écrivait Gruel en 1967 dans la revue Image et son. Dont acte avec La Joconde : histoire d’une obsession, subtil mélange des genres au montage vif et sautillant.
Avec un sujet sur une œuvre aussi emblématique, grand était le risque de s’engluer dans un banal film touristique. C’est se méprendre sur les intentions d’Henri Gruel et de Boris Vian, qui signe le commentaire du court métrage et interprète un « professeur de sourire ». « J’ai toujours eu l’ambition de faire rire les gens », résumait Gruel. La Joconde : histoire d’une obsession ne déroge pas à cette règle. Pitrerie corrosive à la fois drôle, instructive et par moments poétique, le film, réalisé avec peu de moyens, aborde le tableau de Léonard de Vinci avec un esprit sarcastique et un sourire narquois aux lèvres, mais sans méchanceté ni cynisme.
L’idée originelle du court métrage naît dans l’esprit de l’auteur et parolier Jean Suyeux, passionné par la Joconde. « Une idée à laquelle personne ne croyait, se souvenait ce dernier dans l’émission Cinéma sans étoiles, car on peut aisément imaginer les réactions d’un producteur à la porte de qui l’on vient frapper, à qui on annonce que l’on veut faire un film sur un tableau, que ce tableau ne comporte qu’un personnage et encore que ce personnage est beaucoup trop important pour un film de 20 minutes, et que l’on veut simplement consacrer ce film à un sourire ! Seulement ce que le producteur ne savait pas, c’est que dans la valise que j’avais à la main, il y avait une quinzaine de kilos de documents sur Mona Lisa ».
Les producteurs ne seront pas les seuls à être déboussolés par cette œuvre étonnante et iconoclaste. En témoignent certains courriers envoyés à l’époque, notamment au directeur des Musées de France, par quelques esprits chagrins souhaitant faire cesser la projection d’un film qu’ils jugent offensant. Celui-ci connaîtra néanmoins un joli succès en festival : Grand Prix à Tours en 1957 puis Palme d’Or du court métrage à Cannes l’année suivante, avant de tomber injustement dans un relatif oubli. Henri Gruel, lui, créateur tout terrain – il était à la fois dessinateur, musicien, compositeur, spécialiste des effets sonores, acteur, scénariste… - poursuivra sa jolie carrière en collaborant avec l’artiste picturale Laure Garcin et en réalisant ou co-réalisant (Monsieur Tête, avec Jan Lenica) différents types de films, avant d’intégrer les Studios Idéfix de Goscinny en tant que directeur artistique. Il y signera notamment les effets sonores de plusieurs longs métrages (Astérix et Cléopâtre, La Ballade des Dalton…).