Hélène Crouzillat : « Un film de création ne repose sur aucun dispositif qui contraindrait le spectateur dans son analyse »

Hélène Crouzillat : « Un film de création ne repose sur aucun dispositif qui contraindrait le spectateur dans son analyse »

11 septembre 2024
Cinéma
« L'Effet Bahamas » réalisé par Hélène Crouzillat
« L'Effet Bahamas » réalisé par Hélène Crouzillat Les Alchimistes

Comment s’écrit et se développe un documentaire de création ? Entretien avec la cinéaste Hélène Crouzillat qui signe avec L’Effet Bahamas une enquête au long cours sur les mécanismes de l’assurance chômage. Un film accompagné par le Fonds d’aide à l’innovation pour le documentaire (FAI Doc) du CNC.


Quand est née l’idée de ce documentaire ?

Hélène Crouzillat : En 2014, j’ai participé à une bataille pour le droit des précaires et des intermittents. Nous dénoncions une convention qui réduisait drastiquement leurs indemnisations. J’ai alors découvert le fonctionnement de l’assurance chômage. J’ai rencontré des hommes, des femmes, dans des situations extrêmement difficiles socialement et j’ai construit peu à peu une expertise que je qualifierais de citoyenne. Le titre du film « L’effet Bahamas » renvoie à ce discours en toile de fond selon lequel certains profiteraient de leurs allocations pour partir sous les Tropiques. Le palmier, la plage comme symboles d’oisiveté remontent en effet à un imaginaire très ancien. Il m’a semblé important d’apporter un éclairage à travers des experts que l’on n’a pas l’habitude de voir ni d’entendre dans les médias.

Comment parvient-on à dégager une ligne directrice à partir d’un sujet aussi vaste ?

J’ai commencé seule à réfléchir au film à partir de janvier 2016. J’avais identifié certains protagonistes du documentaire, ceux dont la pensée et l’action allaient nous permettre de saisir les rouages complexes de l’assurance chômage. J’avançais encore à tâtons, les choses s’articulaient dans un constant aller-retour entre les intervenants, les idées qui s’imposaient à moi et mes propres recherches. Je suis historienne de formation, j’ai donc besoin d’aller à la source des informations afin de vérifier ce que j’entends et ce que je vois. Je creuse au risque parfois de me tromper, de mal comprendre… L’écriture du scénario s’est donc façonnée progressivement tout au long du processus créatif, depuis les premiers repérages jusqu’à la toute fin du montage. La création du film demandait d’expérimenter sans cesse, de se perdre. La seule solution était de m’engager physiquement dans ce travail pour voir ce qu’il en ressortirait.

À quel moment avez-vous ressenti le besoin d’être aidée et soutenue dans ce processus créatif ?

Mon but était de rendre accessible au plus grand nombre les dessous de l’assurance chômage. Je savais donc qu’il me faudrait un temps d’écriture conséquent. Ma ligne de mire était d’obtenir une aide à l’écriture du CNC, donc de rencontrer l’adhésion de personnes spécialisées dans le récit. Leur validation signifierait, en effet, que ce sujet si technique, politique et rébarbatif, pouvait être accueilli par le monde du cinéma. C’était un enjeu fondamental. Pour solliciter cette aide, j’avais besoin de monter un dossier solide, or à ce stade j’étais encore perdue, je n’arrivais pas à dégager une ligne claire. Thomas Bornot, producteur exécutif et ami, a gentiment accepté de m’aider et d’organiser une campagne de financement participatif afin que je puisse affiner ce travail d’écriture. Plus de deux cents souscripteurs m’ont soutenue financièrement. J’ai ensuite postulé au dispositif Les Pitchs d’Addoc, organisé par l’association des cinéastes documentaristes. Il permet aux auteurs sélectionnés d’être accompagnés durant six mois par des professionnels du secteur. Ce soutien a tout accéléré.

C’est-à-dire ?

Parmi les intervenants de ce dispositif, la monteuse Chantal Piquet a été une grande source d’inspiration. Elle nous forçait à aller au bout de nos idées, de faire que celles-ci s’incarnent, soient mises en pratique. On a tendance à imaginer un film de façon théorique. Le cinéma, c’est pourtant très concret. Mes recherches sur l’assurance chômage avaient rempli ma tête de documents, de sigles, de chiffres… Comment faire le tri ? Comment les présenter au spectateur sans l’assommer ? Il m’est venue l’idée d’un mur blanc sur lequel j’aurais accroché des photos, des notes, des Post-it, des cartes, un peu comme un enquêteur dans un film policier. J’ai également pensé aux palmiers des Bahamas, à la façon de m’en servir. J’imaginais un chômeur caché dans une forêt. D’où cette idée de tourner en bord de mer mais aux antipodes de l’imagerie liée aux Bahamas, en l’occurrence, ici, près de Dunkerque. Bref, je me suis mise à jouer… Lorsque l’on travaille sur un sujet qui concerne les droits de millions de personnes pour la plupart maltraitées, on se prend cette violence de plein fouet. Il fallait que j’opère un déplacement du côté de l’humour, voire du grotesque, pour trouver ma ligne.

La création du film demandait d’expérimenter sans cesse, de se perdre. La seule solution était de m’engager physiquement dans ce travail pour voir ce qu’il en ressortirait.

L’Effet Bahamas est produit et distribué par Les Alchimistes. Comment la structure vous a-t-elle accompagnée ?

C’est en 2019 que j’ai rencontré le producteur Loïs Rocque, qui me suit encore aujourd’hui. Lui aussi m’a incitée à foncer, à concrétiser les choses. Il ne m’a jamais rien imposé, c’est en me laissant libre de chercher qu’il m’a guidée. C’est avec lui que j’ai pu monter un dossier solide qui nous a permis d’obtenir le Fonds d’aide à l’innovation du CNC pour le documentaire (FAI Doc). Une aide précieuse qui permet à des cinéastes d’avancer et de convaincre en privilégiant l’expérimentation. Comme je l’évoquais plus haut, je ne savais pas en tournant si le film allait tenir sur ses fondations. Avec l’assurance chômage, il n’y a pas vraiment d’unité de lieu, ni de protagonistes au sens où on l’entend d’habitude. Les intervenants délivrent une parole qui ne se rattache pas à une quelconque intimité. Je travaillais sur un récit sans discours, où l’image devait primer. Pour savoir si tout cela allait produire quelque chose de vivant, il fallait que je tourne. Ce qu’a permis le FAI Doc. Grâce aux différentes aides que j’ai obtenues (CNC, Scam…), j’ai pu engager ponctuellement des techniciens professionnels pour m’aider sur le tournage. Mais la plupart du temps, je faisais tout moi-même. J’ai également bénéficié de nombreux soutiens informels, des amis venus me prêter main-forte.

Le Fonds d’aide à l’innovation pour le documentaire (FAI Doc) est une aide précieuse qui permet à des cinéastes d’avancer et de convaincre en privilégiant l’expérimentation.

Comment s’est déroulé le travail de montage ?

J’ai travaillé avec Marie Tavernier qui avait monté mon précédent film (Les Messagers). Dès que je lui ai parlé de ce projet en 2016, elle a commencé à se documenter. Elle me suivait à distance. On a engagé le montage à partir d’un scénario extrêmement écrit et détaillé… Un scénario qui, je le répète, a continué à s’écrire jusqu’au bout.

Qu’est-ce qui définit selon vous le documentaire dit de création ?

Je partirais du distinguo entre le discours et le langage. Un discours a quelque chose de définitif, de fermé, là où le langage engage un sujet. Ce dernier parle, se répète, commet des lapsus… Il expérimente sa pensée. La création suppose que les choses s’inventent dans le langage. Un reportage soutient une idée précise, tend à apporter au spectateur des réponses par le discours avec généralement une voix off qui parle à la place des images. Un film de création ne repose sur aucun dispositif qui contraindrait le spectateur dans son analyse. Bien que très architecturé, L’Effet Bahamas coupe court à tout discours pour entrer dans le langage. J’ai laissé vagabonder mon désir, mon imaginaire…
 

L’ Effet Bahamas

Affiche de « L’Effet Bahamas »
L’Effet Bahamas Les Alchimistes

Réalisation et image : Hélène Crouzillat
Production : Loïs Rocque
Montage image : Marie Tavernier
Musique originale : Émilien Leroy
Montage son : Marie Moulin
Sortie en salles le 11 septembre 2024

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