Au pays des mages noirs (1946), les débuts au cinéma
Jean Rouch est né le 31 mai 1917 à Paris. Diplômé de la prestigieuse Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, il travaille comme ingénieur des travaux publics au Niger où il construit des routes et des ponts avant d’être expulsé de ce pays pendant la Seconde Guerre mondiale. Résistant très actif sur ce continent puis au sein de la 2ème DB du Général Leclerc, il revient à la Libération à Paris suivre des cours d’ethnologie avant de repartir en Afrique. Où il décide de descendre en pirogue les 4200 kilomètres du fleuve Niger, accompagné par deux amis ingénieurs, avec une caméra 16 mm achetée aux Puces. Il en tire un court métrage de 13 minutes qui raconte avec minutie les rites et les stratégies de la chasse à l’hippopotame chez le peuple Songhaï. « Il y a tous mes films là-dedans », dira plus tard Rouch. A 29 ans, son travail, présenté au Musée de l’homme, est salué par nombre d’ethnologues renommés, dont Claude Lévi-Strauss. Sa réputation incite même Les Actualités Françaises – le programme des actualités diffusé dans les salles de cinéma – à en acheter les droits, à gonfler le court métrage en 35 mm et à le projeter sur grand écran. Mais cette version n’a plus rien à voir avec celle de Rouch. Le film est remonté, agrémenté d’une voix off condescendante… Le travail d’orfèvre de Rouch et sa puissance ethnologique volent en éclats, même si Roberto Rossellini le choisit comme avant-programme de Stromboli en 1950.
Moi, un noir (1958), le film de la révélation
Jean Rouch est passé au long métrage en 1954 avec Jaguar, road movie où trois amis quittent leur village pour atteindre la Gold Coast du Ghana afin d’y faire fortune. Un projet dont le tournage s’étalera, par petits bouts, sur plusieurs années, avant sa sortie en salles en 1967. Mais entre temps et en parallèle, Jean Rouch développe et tourne d’autres films. A commencer par ce Moi, un noir qui va faire découvrir son cinéma. Il y filme en effet le quotidien de « vrais » Nigériens expatriés en ville, le parcours de trois hommes et une femme qui abandonnent leur village pour tenter l’aventure urbaine en s'installant dans la banlieue d'Abidjan où ils vont se heurter à une civilisation mécanisée. Mais Rouch insère, au fil de son récit, des scènes fantasmatiques ou poétiques et l’accompagne d’un commentaire en partie improvisé. La frontière entre réalité et fiction n’existe plus. Avec ce film récompensé par le Prix Louis-Delluc, Rouch questionne le rapport aux images et nourrit la réflexion sur ce qu’on appellera un an plus tard et toujours grâce à lui le « cinéma-vérité ».
Chronique d’un été (1961), le manifeste du cinéma- vérité
Edgar Morin propose à Jean Rouch de quitter un temps l’Afrique pour la France afin de poser son regard d’ethnologue sur les habitants de notre pays. Le sociologue veut interviewer des Parisiens sur la façon dont ils se débrouillent avec l'amour, le travail, les loisirs, la culture, le racisme... Rouch répond positivement. D’abord parce qu’il va ainsi pouvoir filmer pour la première fois l’enquête d’un autre (et pas uniquement la sienne). Ensuite parce qu’il y voit un moyen de faire taire la critique qu’on commence à entendre de certains intellectuels africains lui reprochant de porter un regard d’entomologiste plus que d’ethnologue sur les habitants de leur continent. Bref de les traiter, à leurs yeux, plus en animaux qu’en êtres humains. Chronique d’un été répond par le cinéma à ces attaques injustes. Car la logique du regard qu’il pose sur les Parisiens choisis par Edgar Morin (de Régis Debray qui vient de rentrer à Normale Sup à la rescapée de l’horreur des camps de concentration et future réalisatrice Marceline Loridan en passant par un ouvrier de Renault ou une exilée italienne) est la même. En duo avec Morin, il signe un instantané de la France de ce début des années 60 et se confronte au débat sur le féminisme, l’intégration, le travail ou la guerre d’Algérie. Leur répartition des rôles est parfaite. Morin relance et Rouch pique, provoque et s’amuse même sciemment à faire dérailler la machine parfaitement huilée en y ajoutant un intrus : un étudiant ivoirien tout juste débarqué dans notre pays et dont les réflexions vont remettre en question les propos tenus par ailleurs. Cette oeuvre marque une date importante dans l’histoire du septième art : c’est le manifeste du cinéma-vérité qui entend surmonter l’opposition classique entre cinéma romanesque et documentaire. Avec l’idée d’une caméra qui ne se contente pas d’enregistrer ce qu’elle voit mais joue un rôle : participer à l’émergence d’une parole longtemps tue par la personne concernée. Une caméra accoucheuse qui a valu à ce film le Grand Prix de la Semaine de la Critique à Cannes. Et cette œuvre traversera le temps. En 2012, avec A propos d’un été, Hernán Rivera Mejía retrouvera ses participants pour un nouveau documentaire, cinquante ans plus tard.
La Chasse au lion à l’arc (1965), le conte initiatique
Quand l’ethnologie rencontre le conte initiatique… En racontant aux enfants Songhaï l’histoire de leurs ancêtres chasseurs, Rouch se fait passeur d’histoire avec ce film tourné sur 7 ans, au fil de ses sept missions ethnographiques effectuées à la frontière du Niger et du Mali. Devant sa caméra, on retrouve les derniers chasseurs du Niger dont il décrypte les rituels accompagnant les différentes étapes de la chasse, mélange permanent de technique d’une précision redoutable et de magie face notamment à un lion – surnommé l’Américain – qui leur donne du fil à retordre. Jean Rouch, par sa voix qui accompagne leurs gestes, se fait griot blanc, perpétuant la tradition orale séculaire africaine. Avec, à l’arrivée, un Lion d’Or à la Mostra de Venise.
Cocorico, Monsieur Poulet (1977), son film le plus narratif
Ce devait être au départ un documentaire sur le commerce du poulet… jusque ce que Jean Rouch et ceux qu’il filme, les nigériens Lam Ibrahim Dia et Damouré Zika bifurquent vers la fiction. En suivant leurs (més)aventures à la recherche de poulets dans le but de les vendre, le cinéaste livre une fiction hybride, où l’improvisation prend vite le pouvoir (au fil des pannes incessantes de la 2CV déglinguée de ses personnages). Le ton est donné. Ce sera celui de la comédie. Mais une comédie tournée caméra à l’épaule, à la façon d’un documentaire. Ce road movie se nourrit certes des rencontres de ses protagonistes mais, jamais dans son cinéma, Jean Rouch n’a laissé autant de place à la narration par-delà la seule observation et transmission de ce qu’il capte ou de ce que sa caméra provoque. Cette narration s’écrit au jour le jour, chaque matin au petit déjeuner et dont les aventures ne prendront fin… que lorsqu’ils seront arrivés au terme de la pellicule en leur possession. Le ton est joyeux. A mille lieues du regard souvent misérabiliste ou débordant de bons sentiments porté sur l’Afrique. Parce que Rouch connaît ce continent comme personne et n’a donc pas à prendre de pose pour en parler. L’ethnologie peut aussi être ludique. Le charme fou de cette fantaisie flirtant avec le burlesque en apporte la meilleure des preuves.