Comment est née l’idée de Salem ?
Jean-Bernard Marlin : Après Shéhérazade, j’ai eu envie de parler de mon père qui se réfugiait de temps à autre dans une forme de mysticisme – alors qu’il n’était pas pratiquant – où les prophètes et les figures bibliques prenaient une grande importance. J’ai commencé à imaginer des histoires centrées sur le rapport à l’au-delà, au monde invisible d’un personnage, Djibril, qui se vit comme ayant reçu la révélation divine, entend les esprits, les morts, voit des signes partout sans qu’on ne sache jamais vraiment s’il délire ou si ses visions sont ancrées dans la réalité. Si on se situe dans le merveilleux ou la folie. Je voulais provoquer ce doute avec en tête les écrits sur le fantastique de Tzvetan Todorov. Mais j’avais aussi envie, à travers cette histoire, de parler de transmission. En l’occurrence de ce qu’on peut léguer à ses enfants quand on a un rapport à l’invisible aussi fort, voire des troubles psychologiques. Ce questionnement me passionnait, et j’entendais l’explorer dans un film où j’allais prendre beaucoup de risques. Un film-trip qui puisse mettre le spectateur dans un état second, en épousant l’état halluciné de son personnage principal. Pour arriver à ce résultat-là, j’entendais donc travailler la forme davantage que dans mon premier film et, par ricochet, prendre plus de liberté avec la mise en scène. Aller ailleurs, loin des sentiers que j’avais déjà battus.
Cela signifie que, contrairement à Shéhérazade, l’atmosphère visuelle que vous alliez donner à Salem était-elle présente dès l’écriture ?
Complètement. Quand je me lance dans l’écriture de Salem, je n’ai évidemment pas encore le découpage précis en tête, mais mes intentions formelles sont déjà très claires. Il s’agit d’être dans la fiction pure et de mêler plusieurs genres : la romance, le thriller, le film noir, le fantastique… Évacuer tout ce qui pourrait relever du documentaire. En fait, j’ai imaginé Salem en réaction à Shéhérazade, pour lequel j’avais travaillé ma mise en scène afin que la réalité et la fiction ne fassent qu’un. Pour parvenir à ce résultat, j’ai cette fois entièrement story-boardé le film. Le découpage et l’aspect visuel que j’entendais y déployer étaient donc très précisément indiqués. Ce document a été notre base de travail et d’échanges avec mon directeur de la photographie Jonathan Ricquebourg, que je retrouvais après Shéhérazade. On ne l’a pas toujours suivi à la lettre, on a parfois choisi sciemment de s’en éloigner. Mais j’avais besoin de cette base pour avancer.
Avez-vous échangé ensemble autour de films, de photographies, pour créer l’atmosphère visuelle de Salem ?
Oui et non. Je vais citer un film forcément un peu écrasant sur le papier mais qui fut vraiment un modèle pour moi en termes d’aspect visuel : Apocalypse Now et les tons très chauds de ses images. Pour les scènes où surgissent des cigales lumineuses qui possèdent le pouvoir de guérir, j’avais aussi Le Tombeau des lucioles, le film d’animation d’Isao Takahata, dans un coin de ma tête. Mais sans forcément en parler avec Jonathan [Ricquebourg]. Juste comme un but à atteindre. Avec Salem, j’avais l’ambition de créer une atmosphère inédite, qu’on ne puisse pas immédiatement associer à tel ou tel film. Il ne fallait pas être dans l’hommage mais tracer ma propre voie, quitte à me cogner ici et là.
L’histoire d’amour impossible entre Djibril et Camilla semble, par contre, être sous influence des tragédies shakespeariennes. Le revendiquez-vous ?
Absolument. Depuis ma prime jeunesse, je suis un grand lecteur de Shakespeare. Même si dans Salem les enjeux sont différents avec la naissance d’un enfant à l’intérieur de cette histoire d’amour impossible entre ce jeune homme et cette jeune femme issus de quartiers rivaux. Voilà pourquoi j’ai tiré la tragédie autour de la relation entre Djibril et sa fille dans la deuxième partie du film, ce qui me permettait de parler de transmission, l’un des moteurs de ce projet.
Peut-on imaginer que vu l’ambition visuelle que vous avez souhaité y développer, vous avez vécu différemment ce tournage par rapport à celui de Shéhérazade ?
Pour Salem, tous les curseurs étaient poussés au maximum. D’autant que j’ai choisi de ne faire appel qu’à des comédiens non professionnels qui avaient besoin de temps afin d’être accompagnés dans leur jeu. C’était déjà le cas dans Shéhérazade, mais pour Salem, j’avais une bien plus grosse équipe technique à gérer. Ce qui a rendu le tournage plus épuisant. Comme une course d’obstacles où un nouveau danger surgissait chaque jour. Avec le recul, j’ai conscience de m’être sans doute imposé trop de contraintes. Mais cela allait avec mon désir d’expérimenter quelque chose de différent et m’a permis d’apprendre énormément. En tout cas, je n’ai jamais voulu m’autocensurer, éliminer les difficultés avant de les affronter, me laissé influencer par les avis des uns et des autres. Notamment ceux que le côté religieux du film pouvait effrayer, même si pour moi Salem parle davantage de spiritualité que de religion. Je l’ai imaginé comme une invitation au voyage qui va bien au-delà de la pure narration. Libre aux spectateurs de se laisser porter ou non, de décoller du réel ou non.
L’équilibre entre les différents genres qui traversent Salem a-t-il été complexe à maintenir au montage ?
Quand on arrive à cette étape, comme réalisateur, on se sent toujours un peu perdu, on n’y voit plus grand-chose. On n’a, au fond, que des sensations. Le travail consiste donc à tester ces sensations, à voir ce qui marche ou pas pour ne pas perdre en route le récit bien sûr, mais aussi et surtout pour éviter de trop gommer ce qui fait sa singularité. Le refus de l’autocensure a, là encore, guidé cette étape, accompagné par Nicolas Desmaison, Géraldine Mangenot et Xavier Sirven, sans qui je n’aurais jamais pu arriver au même résultat. Évidemment, pour parvenir à faire tenir les choses en 1 h 45, on fait des coupes. Alors oui, on se casse beaucoup la figure au montage, mais je crois qu’à l’arrivée, cet équilibre fonctionne. J’espère avoir respecté le pacte que j’avais fait dès les premières images avec le spectateur et ne rien avoir sacrifié de mes intentions.
SALEM
Réalisation et scénario : Jean-Bernard Marlin
Photographie : Jonathan Ricquebourg
Montage : Nicolas Desmaison, Géraldine Mangenot et Xavier Sirven
Production : UNITÉ, Vatos Locos
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : Goodfellas
Sortie le 29 mai 2024
Soutiens du CNC : Aides sélective et automatique VFX, Aide au programme éditorial vidéo, Avance sur recettes avant réalisation