Lumière (1976)
Qu’est-ce qui a décidé Jeanne Moreau à prendre une caméra pour tourner son premier long métrage ? Qui plus est, à une époque – les années 70 – où ce geste était inédit pour une actrice ? Le goût de la liberté sûrement, de la contradiction peut-être, mais surtout, une envie tellement forte qu’elle ne pouvait qu’être exaucée. « Si ton désir est suffisamment violent, rien ne peut t’empêcher de le faire ! » lui a d’ailleurs dit Orson Welles qui l’avait dirigée dans Le Procès (1962). Jeanne Moreau s’est donc lancée avec Lumière, un film qui parle de ce qu’elle connaît le mieux : la vie d’actrice. Lumière débute dans une maison aux allures de palais en sommeil. L’été est passé. Quatre jeunes femmes réveillent les lieux de leurs rires et leurs gestes. Quatre jeunes femmes, quatre actrices en vacances, interprétées par Francine Racette, Caroline Cartier, Lucia Bosè et Jeanne Moreau. La cinéaste prend en charge le récit, dictant la temporalité d’une voix off « très Nouvelle Vague ». Lumière se conjugue bientôt au passé par le truchement d’un flash-back. Dans son livre, Jeanne Moreau, cinéaste (Carlotta Films), Jean-Claude Moireau écrit : « Jeanne essaie de traduire la difficulté de la relation avec autrui, accrue sans doute dans un métier qui exacerbe les passions et accélère le temps. » Lumière apparaît dans la foulée de L’important c’est d’aimer d’Andrzej Zulawski (1975) et de La Nuit américaine de François Truffaut (1973), des films de cinéma sur le cinéma. Jeanne Moreau revendique d’autres inspirations : « Renoir, Bergman, Rossellini », précise Jean-Claude Moireau. On pourrait ajouter Duras et plus directement Rivette, cinéaste du jeu par excellence. Outre le casting féminin, Jeanne Moreau impose de nouveaux visages : Francis Huster, Niels Arestrup ou encore Bruno Ganz. Lumière peut se voir enfin comme un geste féministe. « J’en ai assez d’être la fille de mon père, la femme de mon mari, la mère de mes fils, lance Laura (Lucia Bosè). Je suis Laura. Je veux retrouver avec toi qui je suis. Une identité que j’ai perdue. » En 1975, soit l’année du tournage de son premier film, Jeanne Moreau ne peut être sourde aux revendications du groupe Musidora qui se définit alors ainsi : « Une association féministe, regroupant des femmes cinéastes, cinéfilles, femmes désirant agir avec ou dans le cinéma, qui recherchent au moyen d’une pratique cinématographique à modifier l’image des femmes au cinéma, ainsi que les stéréotypes dans lesquels on a voulu confiner les femmes. » Soit tout ce que ce Lumière expose avec une autorité artistique singulière.
L’Adolescente (1979)
Pour son deuxième film, Jeanne Moreau fait un détour par son enfance le temps d’un dernier été avant la catastrophe. Juin 1939, Marie (Laetitia Chauveau), 12 ans, rejoint l’Auvergne avec ses parents pour s’installer chez sa « mamie » (Simone Signoret). Dans quelques mois, ce sera la guerre. Plus rien ne sera comme avant. Deux mois, c’est le temps pour Marie de passer de l’enfance à l’âge adulte. Jeanne Moreau résume ainsi le propos de L'Adolescente, coécrit avec l’écrivaine Henriette Jelinek : « Le passage périlleux de l’enfance à la féminité, le moment où la conscience s’éveille, où le langage des adultes devient clair au lieu de paraître codé. » La cinéaste se raconte à travers les filets de la fiction : « Toute création est qu’on le veuille ou non autobiographique et l’on y met toujours une part de soi », avoue-t-elle à la sortie du film. Après l’Argentin Astor Piazzolla et son bandonéon pour Lumière, c’est Philippe Sarde qui recouvre de ses accords mélancoliques cette campagne française dont l’insouciance se fissure de toutes parts. Le casting réunit Jacques Weber, à nouveau Francis Huster, Jean-François Balmer et Michel Blanc. Pour autant, c’est un film au féminin. Les femmes y décident de la marche du monde. Marie, elle, aura connu l’amour, la jalousie, la lâcheté, le courage et la peur. Francis Huster a dit à propos de celle qui lui aura donné sa chance au cinéma : « Tout dans l’écriture de Jeanne Moreau reflète ce qu’elle est, une femme attachée à des valeurs morales saines et profondes, qui a des obsessions personnelles sur la vie, l’amour, la mort... » Le film se clôt par la voix de Jeanne Moreau : « La guerre était déclarée et avec elle de multiples déchirements... S’en était fini de la douceur de vivre. »
Lillian Gish (1983)
La voix grave et profonde de Jeanne Moreau faisait de l’actrice une magnifique conteuse. François Truffaut ne s’était pas trompé en utilisant son timbre languide pour guider en voix off une partie de l’action de Jules et Jim (1962). Dans les années 80, il arrive ainsi à l’actrice de s’essayer à des portraits radiophoniques de stars hollywoodiennes. On la retrouve bientôt devant et derrière la caméra pour une conversation exceptionnelle avec la légende du cinéma muet américain, Lillian Gish (Intolérance, Le Lys brisé, Le Vent...), celle que Truffaut décrivait ainsi : « Ses deux grands yeux qui voient tout nous disent que le XXe siècle est passé en un éclair... » Jeanne Moreau, dans un anglais parfait, se filme dans l’appartement new-yorkais de l’actrice, avoue son excitation et son émotion. Moreau, star elle-même, joue donc ici les intervieweuses fascinées. Lilian Gish arrive. Classique et chronologique tout d’abord, l’entretien devient de plus en plus intime, l’une et l’autre partageant des confidences sur leur métier. La caméra se rapproche au fur et à mesure des visages. La lumière contrastée sculpte l’espace. Ce Tribute to Lillian Gish devait être le premier épisode d’une longue série qui aurait vu Bette Davis, Ava Gardner ou encore Elizabeth Taylor se succéder devant le regard de Jeanne Moreau. Le décès du producteur du programme et le manque de financements auront raison de la série faisant de ce Lillian Gish, un film unique. Jeanne Moreau n’aura pas plus de chance avec ses autres projets dont notamment une adaptation de Solstice de Joyce Carol Oates. Restent donc ces trois films, aux profils très différents, qui tiennent leur cohérence de l’esprit éclairé de celle qui les a pensés.
À lire : Jeanne Moreau, cinéaste. En trois films : Lumière, L’Adolescente, Lillian Gish de Jean-Claude Moireau, Carlotta Films
Les trois films de Jeanne Moreau seront présentés dans le cadre du Festival Lumière à Lyon