Depuis 1991, Luc Dardenne tient un journal de bord (*) où il note ses réflexions sur son « métier » de cinéaste. Les premières lignes disent tout ou presque des contours du parcours à venir et des appréhensions qu’il suscite déjà. « 02/12/1991 : Résister jusqu’à la dernière énergie au destin de l’œuvre d’art, à la puissance sourde qui raidit, bouche, emmure, étouffe, embaume. La lutte avec ce destin signe la véritable œuvre d’art. » Le lendemain, le cinéaste ajoute : « Faire des images à la brosse et non au pinceau. » En 1991, Luc et Jean-Pierre Dardenne n’ont signé qu’un long métrage de fiction, Falsch, et six documentaires. Ce ne sont donc pas des débutants, même s’ils évoluent dans une relative confidentialité. Leur talent n’a pas encore vraiment traversé les frontières de leur Belgique natale. Pour la consécration cannoise et les lauriers qui vont avec, il faudra attendre encore quelques années.
Les mots de Luc Dardenne expriment la peur de se faire dévorer par un système que les frères auraient eux-mêmes créé, autrement dit : répéter à l’envi une formule gagnante. Ce combat pour leur survie artistique a fini par se superposer à celui des héroïnes et des héros qui peuplent leurs films, englués dans un monde - le nôtre - brutal. Ce cinéma-là n’a rien d’une caresse. Il est rugueux, abrasif. Il résiste. Cela n’empêche bien-sûr pas la grâce.
Un monde en décomposition
Jean-Pierre et Luc sont donc frères. Le premier est né en 1951, le second en 1954. C’est à Seraing, ville industrielle de la banlieue de Liège, qu’ils grandissent. Une ville que le lent déclin du charbonnage et de la sidérurgie à partir du début des années cinquante va peu à peu vider de ses habitants. C’est à Seraing et pas ailleurs que les futurs cinéastes placeront leurs caméras. Les murs en briques rouges, les friches témoins d’un passé glorieux, les rives désolées de la Meuse seront les témoins du parcours chaotique de jeunes gens accrochés à l’espoir d’un quotidien plus apaisé. Mais avant de repeupler ce territoire avec leurs personnages de fictions, Jean-Pierre a d’abord étudié l’art dramatique et Luc, la philosophie. La rencontre avec le poète et réalisateur Armand Gatti va sceller leur avenir. Gatti propose aux deux frères de l’assister sur ses expériences théâtrales et militantes. C’est le déclic. Les frères financent avec leurs propres économies des films documentaires censés décrire les séismes de leur ville natale, à commencer par les grèves ouvrières. Certains titres à rallonge sont éloquents : Lorsque le bateau de Léon M. descendit la Meuse pour la première fois (1979), Pour que la guerre s’achève, les murs devaient s’écrouler (1980)
A propos de l’ancrage systématique de leur cinéma dans la ville de leur enfance, Jean-Luc Dardenne avait répondu ceci lors d’un entretien à L’Express pour la sortie de Deux jours, une nuit en 2014 : « Lorsque l’on discute d’un personnage, on ne se demande même pas d’où il vient. Il vient de là ! On les a toujours vus là. Ce n’est pas une construction stratégique. Adolescents nous allions à l’école à Seraing, nous avons côtoyé les habitants. Puis nous les avons ensuite filmés dans nos documentaires… »
Une caméra proche des corps
Leur premier long métrage de fiction est donc Falsch, libre adaptation d’une pièce co-écrite par un proche collaborateur de François Truffaut et Alain Resnais : Jean Gruault. Il s’agit d’une confrontation fantasmée entre un homme et toute sa famille morte dans les camps de concentrations nazis. Il y aura ensuite Je pense à vous (1992) et enfin La promesse en 1996 qu’une sélection cannoise à la Quinzaine des Réalisateurs va sortir de la confidentialité. Ce film porté par deux inconnus - Olivier Gourmet et Jérémie Renier - peut se voir comme une matrice de l’œuvre à venir. A travers le conflit d’un père et son fils, les cinéastes décrivent un environnement où la misère sociale pousse les êtres dans leurs retranchements. La mise en scène au plus près des corps, avec cette caméra portée qui ne lâche pas d’une semelle les personnages, parvient à créer un rapport direct et intime avec le spectateur. Dans son journal, Luc écrit : « Le sentiment de mentir dès que nous élargissons trop le cadre. » Les titres de leurs films témoignent de cet humanisme à l’œuvre : Rosetta, Un fils, L’Enfant, Le Silence de Lorna, Le Gamin au vélo, Le Jeune Ahmed... Au centre du cadre, des visages, inconnus pour la plupart, plus identifiés parfois (Cécile de France, Marion Cotillard, Adèle Haenel...) sans que cela ne change rien au processus créatif ni au statut de leur film. Des visages en plein milieu donc, et au-delà, un vaste hors champs dont le bruit sourd et parasite s’envisage comme une menace.
Pas une victime
Luc Dardenne toujours : « Filmer un être humain qui ne soit pas une victime, qui ne se réduise pas à être le support vivant d’une souffrance, qui refuse que la pitié ait prise sur lui. » Qu’il s’agisse d’une adolescente cherchant désespérément du travail, un apprenti menuisier rempli de colère, un jeune père prêt à vendre son enfant ou une femme se révoltant contre la violence de son employeur, chacun trébuche, se débrouille comme il peut, rachète éventuellement ses fautes mais jamais ne renonce. C’est cette ténacité, cette lueur d’espoir au milieu des tempêtes, qui incite les frères Dardenne à poursuivre inlassablement leur travail. Un travail « manuel », de « proximité », réalisé avec humilité, ce qui n’empêche pas les éclats, témoins leurs deux Palmes d’or pour Rosetta en 1999 et L’Enfant en 2005. Aujourd’hui, ce Prix Lumière à Lyon vient inscrire un peu plus leurs noms dans le panthéon du cinéma mondial. Ils succèdent ici à Francis Ford Coppola, Milos Forman, Clint Eastwood, Quentin Tarantino ou encore Martin Scorsese... Mais les lauriers une fois posés sur la cheminée de leur maison de production liégeoise, Les Films du fleuve, où les deux frères se retrouvent tous les jours bercés par le flot continu de la Meuse, il faut bien repartir au combat. Lutter avec « le destin ». Le leur bien-sûr – à chaque film, c’est bien connu, il faut soulever des montagnes - mais aussi celui des autres. Avec Les Films du fleuve, ils ont, en effet, coproduit : De rouille et d’os de Jacques Audiard, Au-delà des collines de Cristian Mungiu, Vie sauvage de Cédric Kahn ou encore La Part des anges de Ken Loach. Ken Loach, le frère d’arme, lui aussi célébré à Lyon d’un Prix Lumière.
(*) Au dos de nos images. Points
Le Festival Lyon Lumière se déroulera du 10 au 18 octobre.