Quel regard portez-vous sur l’économie actuelle des films de patrimoine ?
Juliette Rajon : La crise que traversent les exploitants de cinéma est avant tout valable pour le cinéma « frais » puisque, par définition, le cinéma de patrimoine est beaucoup moins présent en salle. On observe par ailleurs que toutes les initiatives de type ciné-club marchent très bien. La baisse de fréquentation est moindre pour le patrimoine quand on l’« événementialise », quand on raconte une histoire autour, quand on propose des soirées, des rencontres, des signatures… Le public visé est par ailleurs constitué d’aficionados, de fidèles. Chez les éditeurs vidéo également, la perte est moins grande sur le patrimoine. Pendant la crise du Covid-19, il y a eu un regain d’intérêt pour le cinéma classique, à la télévision comme sur les plateformes. Tout cela reste bien sûr fragile, mais le patrimoine ne subit pas la crise de plein fouet.
Gérald Duchaussoy : On ne sent pas d’abattement chez les acteurs du secteur, mais au contraire un grand dynamisme. Sur les plateformes comme La Cinetek ou Filmo TV, les films sont accompagnés de modules ou d’émissions qui racontent le patrimoine, en donnant la parole à des réalisatrices et des réalisateurs, des actrices et des acteurs, des journalistes, des historiens... Les Blu-ray et DVD, au-delà des bonus, sont devenus des objets de valeur, de collection, comme les vinyles ou les BD. Nous organisons cette année une table ronde autour de l’esprit ciné-club (« Comment l’esprit ciné-club permet de mener des actions de médiation autour du cinéma classique ? », le 20 octobre). Ce dynamisme du secteur se ressent au niveau français comme international. Cette année, l’Espagne est mise à l’honneur au MIFC, et une nouvelle loi va justement passer dans ce pays pour que les films soient considérés comme patrimoine. Nous organisons également une table ronde avec le Canada, où l’initiative Save As travaille, là aussi, à mettre en valeur le patrimoine cinématographique du pays.
Le MIFC fête ses dix ans. Quel était le contexte de sa création ?
J.R. : En 2009, Thierry Frémaux a créé le Festival Lumière qui, dès l’origine, était destiné au grand public. Mais très vite, des professionnels sont venus parce que c’était le bon endroit pour lancer des restaurations de films et voir sur place comment le public les recevait. Comme il n’existait nulle part ailleurs de marché dédié aux films de patrimoine, Thierry Frémaux s’est dit qu’il fallait en créer un. On a aujourd’hui en tout une vingtaine d’animations – tables rondes, conférences, projections… Les professionnels viennent pour débattre des enjeux de la filière en termes politiques, économiques, techniques, juridiques, etc. Cette année, 33 pays sont représentés. C’est notre record, il y en avait 23 l’an dernier. Au fil du temps, nous sommes passés de 100 à 500 accrédités.
Quelles évolutions majeures avez-vous observées ces dix dernières années ?
J. R. : Nous avons bien sûr assisté à la multiplication des canaux de diffusion, à l’immense progression du streaming, au développement des plateformes, du non linéaire, etc. Cette explosion pose des questions de réglementation, de technique, de recherche de public, de marketing… Cela a accentué la dimension business du MIFC. Il y a dix ans, nous étions plus dans des thématiques de restauration, de conservation, d’archives. Aujourd’hui, nous sommes davantage dans des thématiques de diffusion – avec ce que cela implique d’achats de droits, de contrats, etc.
Est-ce que, depuis la position que vous occupez au MIFC, vous diriez que l’histoire du cinéma est quelque chose d’immuable, de fixé, dont on explore aujourd’hui les marges, ou au contraire en perpétuelle réécriture ?
G.D. : Du point de vue du marché, cela va dans les deux sens. Il y a d’abord les classiques, les valeurs sûres – même si elles ne le sont jamais vraiment. De grands catalogues s’emploient à ce que ces films soient conservés, diffusés. Dans ce domaine, ce sont les demandes de l’audiovisuel, comme le passage du 2K au 4K, qui font travailler toute la chaîne : ces demandes obligent à refinancer des restaurations, à faire retravailler les laboratoires sur ces films-là, que le grand public s’en empare de nouveau, que l’influence de tel ou tel classique soit de nouveau débattue, analysée, réévaluée. C’est nécessaire et naturel de revenir régulièrement aux grands noms. Il y a un besoin de rappeler aux jeunes générations qui sont les grands auteurs et pourquoi, et les cataloguistes ont besoin de ces grands noms pour faire des ventes et continuer de financer des restaurations. À côté de cela, on voit beaucoup de nouvelles cinématographies qui restaurent car, dans le pays en question, il y a un besoin de prendre en compte le marché du patrimoine. Quand ces nouvelles cinématographies nous contactent pour venir au MIFC, on sent qu’elles souhaitent trouver des fenêtres pour que d’autres professionnels s’emparent des films, et permettent ensuite au public de les voir. Je pense par exemple à Malavida, un distributeur qui travaille beaucoup avec les pays d’Europe de l’Est, et qui a connu un beau succès avec Les Petites Marguerites de Vera Chytilova ; ou à Carlotta, qui a travaillé avec le Japon pour proposer cette grande rétrospective Kinuyo Tanaka, qui a débuté au Festival Lumière l’an dernier. Dans ces cas-là, le public répond présent, parce que ce sont des films de qualité. On observe donc ce double mouvement : un besoin d’œuvres très fortes et de grands noms, et une envie d’explorer les marges.
Marché international du film classique, du 18 au 21 octobre, dans le cadre du Festival Lumière à Lyon