Jonathan Millet : « Le travail de mise en scène m’a libéré »

Jonathan Millet : « Le travail de mise en scène m’a libéré »

28 juin 2024
Cinéma
« Les Fantômes » réalisé par Jonathan Millet
« Les Fantômes » réalisé par Jonathan Millet Films Grand Huit/Kris Dewitte

Avec Les Fantômes, son premier long métrage de fiction, présenté en ouverture de la Semaine de la Critique à Cannes cette année, également lauréat de la Fondation Gan en 2022, le réalisateur Jonathan Millet suit la traque en France d’un criminel de guerre syrien par l’une de ses victimes. Il nous raconte son passage du documentaire à la fiction. Entretien. 


Votre parcours est marqué par un voyage à Alep effectué vers l’âge de 18 ans. Qu’est-ce qui vous a amené à entreprendre une telle aventure ?

Jonathan Millet : J’ai su très tôt que je voulais faire du cinéma et que mon apprentissage ne passerait pas forcément par une école dédiée. Les cinéastes que j’admirais avaient d’abord entrepris des études d’architecture, de photographie, de peinture… J’avais en tête cette idée de me lancer dans un itinéraire singulier pour y puiser mon inspiration. Après mon baccalauréat, j’ai donc décidé de voyager et de m’imprégner d’autres cultures. J’ai pris une petite caméra pour documenter ce que je voyais. J’étais seul, à l’écoute, prêt aux rencontres et à partager des récits… Des ONG locales m’ont encouragé dans cette démarche et suggéré de travailler pour elles. J’ai pu financer mon voyage ainsi. Certains endroits m’ont fortement marqué au point d’y rester et de m’y installer. Ce fut le cas de la Syrie et d’Alep en particulier.

Votre séjour en Syrie date de 2005. Quelle était la situation sur place ?

Le pays était encore très ouvert aux visiteurs étrangers, mais la population, elle, vivait déjà sous le joug d’une dictature avec une liberté d’expression très limitée. La réalité de ce pays était peu connue en Europe, c’est ce qui m’a en partie incité à me rendre sur place. J’ai côtoyé des personnes dont j’ignorai tout. À cette époque, j’avais également une passion pour la littérature du Moyen-Orient, en particulier la poésie. Je me suis laissé porter par mes lectures…

À quel moment sentez-vous que le cinéma peut rendre compte d’une réalité du monde ?

C’est un travail qui se fait en plusieurs temps. Il fait suite, d’abord, en Syrie, à la découverte d’une culture foisonnante, très riche, promesse d’épanouissement, puis à la rencontre avec de jeunes Syriens de mon âge qui m’éclairent sur leurs difficultés, la situation politique… Petit à petit, je commence à réaliser des documentaires sur l’exil. À partir de 2011, la guerre éclate en Syrie. Je vis le conflit par procuration. Sur place, mes amis m’envoient des photos du quartier où je vivais, en partie détruit. Je suis leurs parcours à distance et leur exil qui passe par la Turquie puis s’arrête pour la plupart en Allemagne. Je devais raconter ces destins, ces trajectoires de vie distordues par l’Histoire. 

Les Fantômes est un film purement mental. Le bouillonnement intérieur du protagoniste en est le décor principal.

Votre premier documentaire, Ceuta, douce prison (2012), porte sur un camp de rétention au nord du Maroc…

Ce film m’a permis de passer de l’apprentissage à la pratique. Ce camp établi par des Européens était une expression concrète de la frontière Nord/Sud. Des exilés d’Afrique du Nord, d’Inde, du Pakistan ou encore d’Amérique du Sud se retrouvaient concentrés dans un même périmètre. J’ai écrit tout seul un scénario avant d’être aidé par un ami journaliste. Nous avons commencé à filmer et à chercher un producteur en parallèle, puis un distributeur. Le film est ainsi devenu un documentaire de cinéma. C’était inespéré. J’avais seulement 26 ans et, d’un coup, le cinéma est devenu ma vie. 

De quelle manière le désir de fiction a-t-il fini par se montrer ?

Là encore c’est un lent processus. Je me suis d’abord accordé beaucoup plus de liberté à l’intérieur du documentaire, afin de mieux retranscrire le réel qui au départ me cloisonnait. Quelle est ma place à l’intérieur de ce réel ? C'est la question centrale qui peut engendrer des changements d’orientation… Le travail de mise en scène m’a libéré. Quand vous acceptez cette idée de point de vue, donc la part subjective de ce que vous filmez, le basculement vers la fiction peut s’opérer facilement. Parfois même, la fiction vous permet de vous rapprocher au plus près des récits et des personnes que vous cherchez à révéler… Et finalement dans tous les cas, ce sont toujours les personnages qui guident le récit et racontent la grande histoire. Le cinéma, c’est l’incarnation. Je me souviens avoir passé plusieurs années à chercher le personnage pour mon court métrage documentaire La Disparition (2020). Celui-ci devait incarner les bouleversements subis par les peuples indigènes d’Amazonie. J’ai fini par rencontrer un homme qui vivait seul dans la jungle. Il était le dernier locuteur de sa langue maternelle. Une évidence. Tout pouvait se raconter à travers son histoire. J’ai suivi son quotidien, ce qui m’a amené à prendre des chemins inattendus. Je ne vois pas de séparation franche entre la fiction et le documentaire. Dans les deux cas, il est à chaque fois question de raconter des histoires et de suivre des personnages. Pour moi, la grande différence tient à la taille de l’équipe avec laquelle vous travaillez. 

Après la réalisation de courts métrages, Les Fantômes est votre premier long métrage de fiction. Il suit la trajectoire d’Hamid, un réfugié syrien qui croit reconnaître en France son ancien bourreau… Hamid existe-t-il ?

Non mais je me suis basé sur des récits précis et les témoignages de membres de groupes secrets qui traquent en Europe les criminels de guerre syriens. J’ai écrit un scénario à partir de ce que j’ai entendu.  Ensuite, je me suis laissé libre de travailler la complexité intérieure de mon personnage principal. Hamid est le fruit d’un mélange des traits de caractère de personnes réelles et de mon imagination.

Le cinéma, c’est l’incarnation […]  Documentaire ou fiction : il est à chaque fois question de raconter des histoires et de suivre des personnages.

 

À quel moment avez-vous entendu parler de ces groupes secrets ?

Il y a quelques années, je travaillais sur un projet de documentaire autour des réfugiés de guerre syriens. Chacun d’eux avait conscience que les criminels de guerre ne seraient pas jugés par la Cour pénale internationale en raison du véto de la Russie. Ils m’ont alors parlé de ces chasseurs de preuves, des citoyens ordinaires qui récoltent des informations (photos, documents administratifs…) sur les agissements de certains individus. Ces preuves serviront le jour où la justice pourra enfin effectuer son travail. Les membres de ces cellules secrètes, qu’ils soient chauffeurs de taxi ou avocats, ont tout perdu à cause de la guerre et refusent l’impunité des crimes. Ils ont fui leur pays pour l’Europe… L’histoire que je raconte dans Les Fantômes s’est déroulée en Allemagne mais je l’ai transposée à Strasbourg. 

Les Fantômes suit un récit au présent. Pourquoi ?

Je me suis beaucoup documenté. J’ai amassé tellement d’informations que j’ai vite senti qu’il fallait trouver un style d’écriture limpide. Parler au présent répond aussi à mon désir de spectateur d’être happé par un film sans didactisme. Pour moi, l’important est de ressentir, de façon viscérale, les émotions d’Hamid, ses doutes et ses peurs. Il fallait donc vivre au présent à ses côtés et se trouver au même endroit que lui. Je fais confiance à la capacité du spectateur à construire mentalement le hors-champ du film… C’est en effet un film purement mental. Le bouillonnement intérieur du protagoniste en est le décor principal. J'ai souhaité une expérience sensorielle. Les émotions proviennent du corps abîmé et tendu d’Hamid. C’est un corps prêt à bondir.

J’ai su très tôt que je voulais faire du cinéma et que mon apprentissage ne passerait pas forcément par une école dédiée.

À quel moment Adam Bessa, le comédien principal, est-il arrivé dans votre processus créatif ?

Il est arrivé après l’écriture du scénario. Adam possède une intensité dans son regard qui le connecte immédiatement au spectateur, sans surjeu. Comme tous les films d’espionnage, Les Fantômes parle de solitude. Un réfugié syrien qui a vécu des atrocités ne peut en parler à personne, surtout pas à ses proches qu’il entend ménager. L’exil, c’est la solitude. Et avec Adam, on croit immédiatement à ce que le personnage vit et ressent. Il n’y a pas besoin d’illustration.

Le film a été produit par la société Films Grand Huit. Comment s’est déroulée cette collaboration ?

Je travaille depuis dix ans avec la productrice Pauline Seigland. Elle me suit depuis le début et mes courts métrages. Elle m’a accompagné dans ce basculement logique vers le format long. Tout le processus de production répond d’un même élan. Nous avons été bien accueillis par les différentes commissions d’aide auxquelles nous avons candidaté. L’ambition du film aurait pu effrayer, notamment cette envie de travailler avec des comédiens de différentes nationalités et peu connus. Mais cette singularité a plu.

Un mot du titre. Qui sont ces « fantômes » ?

Mon projet était de réaliser un film sur l’invisible, à commencer par l’intériorité d’Hamid, ses traumas, son corps en mouvement… L’invisible représente aussi ces groupes secrets dont personne n’a jamais entendu parler ainsi que ces criminels de guerre pourchassés qui n’ont pas de visage. Le pluriel me permet aussi d’inclure tous les exilés de manière générale, ceux que l’on croise sans les voir.
 

Les Fantômes

Affiche de « Les Fantômes »
Les Fantômes Memento Distribution

Réalisé par : Jonathan Millet
Écrit par : Jonathan Millet et Florence Rochat
Produit par : Pauline Seigland – Films Grand Huit
Image : Olivier Boonjing
Montage : Laurent Sénéchal
Musique originale : Yuksek
Sortie le 3 juillet 2024

Soutiens du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Soutien au scénario (aide à la réécriture), Fonds Images de la diversité (aide à la production), Aide à la coproduction franco-allemande