Kelly Reichardt : « Tous les films sont des westerns et des road-movies… »

Kelly Reichardt : « Tous les films sont des westerns et des road-movies… »

17 août 2022
Cinéma
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Showing up de Kelly Reichardt
Michelle Williams dans « Showing up » de Kelly Reichardt Allyson Riggs/A24

Récompensée d’un Léopard d’honneur lors du dernier Festival International du Film de Locarno qui vient de s’achever, la réalisatrice américaine revient sur sa carrière et raconte l’importance de l’enseignement dans sa vie de cinéaste.


Votre dernier long métrage, Showing Up, présenté en compétition lors du dernier Festival de Cannes, suit les heures qui précèdent l’organisation d’un vernissage d’une artiste interprétée par Michelle Williams. Vous y évoquez la façon dont la vie quotidienne interfère directement dans la création. En quoi cette question vous préoccupe-t-elle ?

Un artiste l’est au quotidien. Il se réveille, il travaille, il accomplit des gestes à priori anodins, pour autant ses préoccupations artistiques ne le quittent jamais. Avec Jonathan Raymond, mon coscénariste [fidèle collaborateur de Kelly Reichardt depuis Old Joy en 2006], nous voulions à la base raconter la vie de la peintre canadienne Emily Carr (1871 – 1945). Si elle a acquis avec le temps une certaine renommée, elle a connu des périodes difficiles où sa vie d’artiste ne lui permettait pas de subvenir à ses besoins. Elle n’a donc pas hésité à sous-louer des chambres au sein de sa maison de famille, ou à élever des chiens... Malgré tout, elle n’a pas cessé de créer ; et mieux, cette vie avec ces contraintes l’a sûrement inspirée. Notre scénario se focalisait sur dix ans de son existence. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que, au Canada, Emily Carr est une sorte d’icône. Réaliser un film sur elle, c’est un peu comme si vous vouliez faire un biopic sur Walt Disney aux États-Unis. On a donc finalement décidé d’abandonner tout en conservant cette idée d’équilibre entre le quotidien et la création. Depuis une dizaine d’années, j’enseigne le cinéma au Bard College de New York. C’est ce qui me permet de vivre… Avec Showing Up, tourné à Portland dans un quartier où j’ai vécu moi-même, la question du quotidien s’est posée dès le départ.

Parlez-nous de cet enseignement que vous dispensez au Bard College…

J’y ai étudié le cinéma, notamment auprès du cinéaste expérimental Peter Hutton, à qui j’ai d’ailleurs dédicacé mon film First Cow (2020). Mon long métrage Old Joy a été tourné dans le cadre de mes études. C’est aussi là-bas que mon ami Todd Haynes a réalisé, grâce à sa bourse d’étude, son documentaire Superstar : The Karen Carpenter Story en 1985. J’ai toujours voulu enseigner au Bard College. Le fait de parvenir à monter mes films tient du miracle. Par exemple, prenez First Cow, dont l’histoire s’ancre autour de deux hommes qui volent du lait dans l’Amérique du XIXe siècle : avec Jonathan [Raymond], nous ne pensions vraiment pas que le film verrait le jour. Ce poste d’enseignante me nourrit donc dans tous les sens du terme. Il me permet aussi de m’extraire de l’industrie du cinéma dans laquelle je ne peux pas vivre au quotidien. C’est une respiration. Showing Up peut ainsi être appréhendé comme une ode à ces écoles d’art, ces endroits où en tant qu’artiste, vous pouvez tenter des choses et, bien sûr, vous tromper. Mes élèves aujourd’hui me paraissent plus pragmatiques que je ne l’étais à leur âge. Ils semblent déjà avoir une vision claire de leur avenir.

Vos films sont très personnels, ce qui ne vous empêche pas de les inscrire dans des genres précis comme le western par exemple… Votre enseignement du cinéma prend-il en compte la forme classique du septième art ?

La notion de genre est très utile lorsque vous enseignez. Elle permet de dessiner des frontières, de délimiter les choses. D’ailleurs, avec le temps, certains cinéastes sont devenus des genres en soi, à l’image d’Anthony Mann, Douglas Sirk, Jean-Pierre Melville... Je parle à mes étudiants de la composition de leurs plans, de leur façon de faire bouger leurs acteurs... Lorsque je réalise un film, mon approche est différente. Je ne peux pas me dire : « Je vais tourner à la John Ford ! » Ce serait ridicule. Pour en revenir à cette notion de genre, je n’ai pas envisagé La Dernière Piste (2010) comme un pur western. L’idée même de filmer un désert et de faire entrer des Indiens dans le cadre renvoie immédiatement à un cliché. Il faut remettre en cause son point de vue, bouger sa caméra, regarder ses personnages différemment. First Cow va peut-être encore plus loin. Certes, il se déroule à la fin du XIXe siècle, mais l’action se passe dans une forêt et non un désert, j’étais donc moins soumise aux diktats du genre. De façon générale, tous les films sont des westerns et des road-movies... Il s’agit de corps qui se déplacent dans un monde plus ou moins grand.  

Puisque vous parlez d’espace, revenons à celui très réduit dans lequel évolue l’héroïne de Showing Up...

L’action se limite, en effet, à un petit espace : quelques bâtiments, une rue... Ce quartier, je l’ai habité. Les appartements que vous voyez sont, pour la plupart, ceux de mes amis. Cette idée d’un film fait à la maison me convenait bien. J’ai d’ailleurs écrit le scénario sur place. J’aime avoir une vision claire de la topographie du film que je tourne. Sur First Cow, par exemple, je me suis amusée avec mon assistant à dessiner une carte sur laquelle nous avons placé les différents endroits de l’action. Dans la réalité, les lieux de tournage ne respectaient pas cette répartition dans l’espace, mais cela nous aidait à construire mentalement l’action du film. En revanche, dans Showing Up, l’espace est conforme à la réalité du lieu. C’est peut-être pour cela que le scénario ne multiplie pas les péripéties. Au contraire, il montre comment une certaine routine peut s’installer dans la vie d’un artiste.

Dans vos films, vos personnages cherchent souvent à fuir et sont constamment rattrapés par le réel... Pourquoi cette vision des choses ?

Mes films ne sont, en effet, pas focalisés sur les gagnants de l’Amérique. Je m’intéresse aux gens issus de la middle-class dont je viens moi-même. L’évolution de mon cinéma est constitutive de la façon dont les paysages s’échappent à mon regard. Ils sont là, je m’en imprègne, puis je déménage, et ils disparaissent... Au-delà des personnes que je filme, c’est l’espace dans lequel elles sont plongées qui dicte mon inspiration.

Vous êtes une réalisatrice dans une industrie américaine fortement dominée par les hommes. Est-ce que cela influe sur votre travail ?

Non. Ces histoires de « regard féminin » m’épuisent un peu. Parle-t-on de « regard masculin » ? Dans le monde dans lequel nous vivons, tout est une question de pouvoir. Les femmes doivent le prendre. Je vois que beaucoup de réalisatrices sont récompensées dans des grands festivals. Tant mieux, si elles le sont pour leur travail et non parce qu’elles seraient les représentantes d’un sexe. J’ai beaucoup d’étudiantes dans ma classe. J’en suis évidemment ravie.