Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter L’Amour et les forêts d’Éric Reinhardt ?
Valérie Donzelli : Tout part d’une rencontre impromptue avec Éric en 2011, où nous nous sommes retrouvés membres du même jury. Il était venu me dire qu’il avait adoré mon premier long métrage La Reine des pommes que peu avaient vu. À l’époque, il venait tout juste de sortir Le Système Victoria. Et c’est au moment où j’ai tourné Marguerite et Julien qu’est sorti son livre suivant, L’Amour et les forêts. Je m’étais précipitée pour l’acheter et il a constitué une bouée à laquelle je me suis accrochée sur ce tournage qui a été très dur pour moi. J’étais totalement prise par le récit. J’y trouvais des résonances personnelles de ma vie de jeune fille, de jeune femme. Et je me disais qu’un jour, il faudrait que je l’adapte. Et puis le succès du livre a fait que tout le monde a voulu acheter les droits. Emmanuelle Béart, Emmanuelle Bercot, notamment. Mais au final ça ne s’est pas fait. Car ce livre est très compliqué à adapter. Et puis, des années après, j’ai retrouvé là encore par hasard Éric dans une fête de la Saint-Nicolas chez des amis communs. Je lui ai demandé si son roman avait été adapté. Il m’a expliqué que non et que les droits étaient libres. À partir de là, ce fut une évidence. Je devais m’en charger moi-même !
Qu’est-ce qui rend cette adaptation si complexe ?
Dans la démarche d’Éric, il y avait le geste de recueillir des choses alors que le film doit à l’inverse projeter quelque chose vers les spectateurs. Mais aussi parce que le livre ne parle à aucun moment de la mécanique de l’emprise mais de quelqu’un qui est déjà piégé alors que moi j’ai tout de suite eu envie de raconter comment cette femme en était arrivée là, de faire vivre le récit dans sa tête. Je ne voulais pas faire un film de sujet mais un film mental. Pas réaliste, ni naturaliste, mais très incarné. Ce qui passait de fait par une forme cinématographique particulière. Celle d’un thriller psychologique où l’étau se resserrerait autour de l’héroïne. À ce moment-là, dans ma tête, mon film était plus expérimental qu’il ne l’est à l’arrivée. Mais les films sont, au fond, toujours plus forts que nous. Celui-ci a accepté des choses et en a rejeté d’autres pour aller vers une forme plus classique.
Comment s’est déroulée la phase d’écriture avec Audrey Diwan ?
On s’est posé beaucoup de questions. J’ai lu pas mal de livres autour de la manipulation, sur le fait qu’à un moment donné, on perd le contrôle sur les rapports de domination. On a également mis en commun nos expériences, celles de notre entourage. L’écriture de ce scénario a vraiment constitué une sorte de grand brassage de tout ce qu’on avait connu ou observé, de ce qui nous a été rapporté sur la violence des hommes, sur l’emprise qui, à différents degrés, existe dans toute forme de relation. Audrey et moi, parce qu’on partait de ce livre, nous nous sommes concentrées sur cette relation de couple entre Blanche et Grégoire, cet homme qu’elle rencontre dans une soirée, dont l’élégance et le charisme cachent des choses bien moins reluisantes. Mais on sent que la sœur jumelle de Blanche, Rose, a aussi une forme d’emprise sur elle. Blanche n’a pas une grande estime de soi, elle a besoin que ses choix soient validés alors qu’elle a une vie professionnelle d’enseignante accomplie, qu’elle est aimée de ses collègues, de ses élèves.
Dans ce scénario, on ne retrouve aucune scène où quelqu’un essaie de dire à Blanche qu’elle se noie…
Parce que je suis persuadée que dans le parcours de Blanche, il y a ce besoin d’aller au bout de cette chose-là pour la comprendre et ne plus jamais y retourner. L’Amour et les forêts est aussi un film sur l’apprentissage de soi. Quand, dans la dernière ligne droite de sa relation avec Grégoire, Blanche dit « j’avais besoin de le confronter une dernière fois », je pense qu’inconsciemment, elle sait qu’elle a besoin d’aller au bout d’un système dangereux pour parvenir à avoir une arme pour se défendre, dans le futur, si la situation se présente à nouveau.
Vous l’avez évoqué plus tôt, à l’écriture comme à la réalisation, L’Amour et les forêts se révèle formellement votre film le plus classique, à l’exception d’une scène chantée dans une voiture, entre Grégoire et Blanche. Quel était le rôle de cette séquence ?
Cette scène n’était pas écrite. Mais je sentais que le côté ultra-classique dont vous parlez ne me convenait pas complètement. Et, comme toujours chez moi, des idées surgissent au moment de la préparation. Dans cette scène, j’avais envie que Grégoire amadoue Blanche après une réflexion désagréable qu’il lui a faite. Mais pour moi, ça ne pouvait pas passer par un simple dialogue, par des mots. Alors, comme je le fais toujours dans mes films face à une telle situation, je suis passée par le prisme de la chanson. Je l’ai écrite, Gabriel Yared en a composé la musique. Et j’ai eu envie que Grégoire l’entonne a cappella au début, pour amener cette dimension réelle de quelqu’un qui chante une comptine presque ratée avant que Blanche ne prenne le lead et qu’on bascule dans le domaine de l’illusion qu’est l’amour.
Est-ce que ce côté plus classique a changé votre manière d’être sur le plateau ?
Pas vraiment. Et en même temps, sur ce film, j’avais quand même très envie de m’amuser avec la mise en scène. Aidé par le fait que je ne joue pas dedans. Je crois que j’ai vraiment eu mon film en tête quand j’ai trouvé le décor, quand je suis rentrée dans cette maison et que j’ai su comment découper toutes mes scènes. J’ai vu le ballet des corps, la poursuite possible, Blanche prisonnière… C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de faire de très longs plans-séquences alors que mes films sont habituellement très découpés. Pour créer de la tension et de la concentration dans un quasi-huis clos.
Aviez-vous des références en tête ?
Je voulais que le film passe de Rohmer à Hitchcock, sans évidemment prétendre être l’un ou l’autre. D’aller de la fraîcheur et l’insouciance de la rencontre à quelque chose de plus précis et cinglant. Dans ce genre de film, il faut aussi à un moment se confronter à la violence physique. Comment avez-vous construit la chorégraphie de cette scène de climax ? Ce sont des scènes où on a un peu peur. Et en même temps, on sait ce qu’on veut montrer, donc comment déplacer la caméra. On répète avec les acteurs, on les écoute beaucoup car ce sont eux qui ressentent des choses physiquement. Après, c’est sans doute mon côté actrice (rires), j’aime leur montrer les mouvements. Ce qui n’est pas forcément évident pour eux, je l’admets, qui peuvent se sentir comme des marionnettes. Mais on était dans un état particulier. On ne pouvait pas faire abstraction de cette scène, mais il ne fallait pas non plus étaler les choses.
L’AMOUR ET LES FORÊTS
Scénario : Valérie Donzelli et Audrey Diwan.
Photographie : Laurent Tangy.
Montage : Pauline Gaillard.
Musique : Gabriel Yared.
Production : Rectangle Productions, Les Films de Françoise.
Distribution : Diapahana.
Ventes internationales : Goodfellas. Sortie en salles le 24 mai 2023
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