Léa Todorov, du documentaire à la fiction

Léa Todorov, du documentaire à la fiction

12 mars 2024
Cinéma
La Nouvelle Femme
« La Nouvelle Femme » réalisé par Léa Todorov Ad Vitam

Entretien avec la cinéaste issue du documentaire, alors que sort son premier long métrage de fiction, La Nouvelle Femme, portrait de la célèbre pédagogue italienne Maria Montessori et de sa « méthode ».


Vous avez suivi des études en sciences politiques à Paris, Vienne et Berlin. Comment le cinéma est-il entré dans votre vie ?

Léa Todorov : J’ai eu cette idée de filmer le monde sans doute parce qu’au fil de mes études en sciences politiques, j’ai compris mon désenchantement à ne pas pouvoir le changer. Adolescente, je portais déjà un intérêt assez fort pour le cinéma, sans pour autant me projeter dans une carrière de réalisatrice. Mais le fait d’avoir un cousin qui faisait des études de cinéma à New York et dont la vie me semblait plus intéressante et plus drôle que la mienne a dû jouer. Comme celui d’avoir une copine grande cinéphile qui a étudié à la Fémis. Tout cela m’a poussée dans cette voie. Et j’ai tout de suite adoré.

 

Vous écrivez et réalisez votre premier documentaire, Sauver l’humanité aux heures de bureau en 2012. Suit Utopie russe en 2014 que vous cosignez avec Joanna Dunis. Puis en, 2015, vous créez le collectif Elinka Films avec quatre autres réalisatrices Lila Pinell, Chloé Mahieu, Gaëlle Boucand et Aurélia Morali. Pourquoi avoir choisi d’aborder aussi la production ?

Nous avons créé cette structure pour mieux nous accompagner sur les projets que nous souhaitions développer : courts métrages, films d’art et documentaires qui n’étaient pas forcément destinés à la télévision. Nous pensions que nous pouvions nous apporter beaucoup les unes aux autres en mettant en commun nos compétences. L’écriture de documentaires dans mon cas. Je préférais travailler pour des personnes que j’apprécie au sein d’une petite société de production. Et puis, peu à peu, la structure s’est élargie à d’autres membres. Deux de nos films ont été sélectionnés au festival Cinéma du réel cette année, par exemple [Arancia Bruciata de Clémentine Roy et Les Sanglières de Elsa Brès – ndlr] Il y a quelque chose de très politique dans notre démarche : un fonctionnement très horizontal, où tout le monde peut prendre tous les rôles, en traitant des thématiques féministes, queer…

En 2016, vous coécrivez Révolution école (1918-1939), un documentaire sur les pédagogies alternatives réalisé par Joanna Grudzinska. Ce sujet vous intéressait-il depuis longtemps ?

Pas du tout. Ma passion pour le sujet est vraiment née au fil de l’écriture de ce film pour lequel on est venu me chercher. Je n’avais aucune compétence préalable mais le thème résonnait avec mes études de sciences politiques et j’ai été happée. J’y ai consacré plusieurs années de recherche en accomplissant un travail d’historienne pour aboutir à l’équivalent d’une thèse. C’est ainsi que j’ai découvert Maria Montessori, qui s’est fait connaître en développant une méthode d’apprentissage révolutionnaire pour les enfants qu’on appelait alors « déficients ».

J’ai eu cette idée de filmer le monde sans doute parce qu’au fil de mes études en sciences politiques, j’ai compris mon désenchantement à ne pas pouvoir le changer.

D’où est venue l’envie de lui consacrer une fiction ?

De la rencontre avec le producteur Grégoire Debailly, qui a lancé l’idée de ce film. Il avait vu mon documentaire et connaissait aussi le père de ma fille. Or celle-ci est née avec une maladie génétique. Il a pensé que ce projet pourrait m’intéresser pour des raisons intimes autant qu’intellectuelles.

Comment avez-vous abordé ce passage de l’écriture documentaire à la fiction ?

C’est une autre méthode de travail. Je désirais depuis des années passer à la fiction. Je m’entraînais d’ailleurs à en écrire dans mon coin. Je n’avais plus envie de réaliser des documentaires. Je sentais qu’au fond ce n’était pas l’endroit idéal pour m’exprimer. Je souhaitais vraiment raconter des histoires et travailler avec des comédiens. Mais n’ayant pas fait d’école de cinéma, je ne savais pas comment passer le cap avant que ce projet arrive. Heureusement, Grégoire [Debailly] sait accompagner formidablement l’écriture d’un scénario. Je lui ai confié mon envie d’aller vers quelque chose de très romanesque et il m’a suivie dans cette voie. Toutefois, ce travail a pris du temps. D’abord parce qu’il a fallu que j’apprenne à écrire un scénario, mais aussi parce que j’ai mis deux ans à me décider sur la période de la vie de Maria Montessori que j’allais traiter.

Comment l’avez-vous choisie ?

J’ai commencé par écrire une histoire qui se passait dans les années 1930. Puis un récit en trois périodes : 1900-1920-1930, en remontant le temps et en changeant de point de vue à chaque période. Grégoire [Debailly] m’a alors fait remarquer qu’on ne s’attachait pas assez aux personnages, que cette écriture était trop littéraire et pas assez cinématographique. Il avait raison. Et puis au bout de deux ans, je me suis décidée pour la période 1900 et j’ai inventé le personnage de Lili d’Alengy, célèbre courtisane parisienne et mère d’une enfant née avec un handicap qui constitue une menace pour sa carrière si elle doit s’en occuper. À travers elle, j’ai compris que j’allais pouvoir raconter mon histoire de maman, insérer un ressenti intime dans le récit. C’est un peu comme si j’ouvrais les yeux sur ce qu’était profondément ce projet et pourquoi Grégoire [Debailly] me l’avait proposé. Après des années d’errance et une succession de versions, tout s’est soudain éclairé.

Je désirais depuis des années passer à la fiction […] Je souhaitais vraiment raconter des histoires et travailler avec des comédiens. Mais n’ayant pas fait d’école de cinéma, je ne savais pas comment passer le cap avant que ce projet arrive. Heureusement, Grégoire [Debailly] sait accompagner formidablement l’écriture d’un scénario.

Que vous a apporté votre participation à la résidence Emergence dans le processus de création ?

Emergence [qui permet à de jeunes auteurs en passe de réaliser leur premier long métrage de travailler deux scènes de leur film dans les conditions réelles d’un tournage – ndlr] a été au cœur de la création même du film. Car la mise en scène et la direction d’acteurs me terrifiaient. Le fait d’avoir une première expérience concrète d’un plateau de cinéma sur deux scènes écrites spécialement pour l’occasion a été une étape décisive. Ces deux journées m’ont permis de dessiner les grandes lignes de ma réalisation. Cette idée d’ambiance un peu hors du monde dans l’institut de Maria Montessori. Mais ce fut aussi le moment de ma rencontre avec les enfants autistes à travers une scène de danse avec la chorégraphe Georgia Ives. À ce moment-là, je n’avais aucune idée de la manière dont j’allais les diriger. Pendant l’écriture, je m’étais consacrée à la seule dramaturgie. Or ma manière de travailler avec les enfants, de les faire danser, a réorienté l’écriture de ce projet. Je ne sais pas quel film j’aurais fait sans cette résidence.

Quelle a été précisément votre méthode de travail avec ces enfants ?

Nous avons lancé un casting sauvage dans différents instituts et sur internet, en indiquant que nous cherchions des enfants avec des handicaps physiques ou des neuroatypies. Puis, dans un deuxième temps, nous avons organisé les auditions dans le bureau d’Emergence. J’avais amené de nombreux jouets, il y avait de la musique, on dansait… Les méthodes variaient selon le profil de chaque enfant. Nous nous sommes adaptés à leur handicap, en réfléchissant à la façon de mettre en scène leurs difficultés réelles tout en les sublimant. Nous avons commencé à créer des mini-groupes. Chaque journée était une sorte d’aventure où nous ne savions jamais exactement ce qui allait se passer. Une grande place était laissée à la danse, grâce à Georgia [Ives] que les enfants ont tout de suite adorée. Puis, nous avons recommencé le même procédé pour le long métrage. Et je tiens à saluer le risque qu’a accepté de prendre mon producteur. Nous avons en effet commencé à réaliser ces stages avec les enfants huit mois avant le tournage, à un moment où le film n’était pas encore financé ! Mais Grégoire [Debailly] a compris que sans ce travail préliminaire, La Nouvelle Femme ne pouvait pas exister.

Comment avez-vous intégré vos deux comédiennes principales, Jasmine Trinca et Leïla Bekhti à ce travail ?

Je les ai amenées dans un centre de rééducation pour enfants atteints de handicaps moteur assez lourds, l’EHM (Enfance Handicap Moteur) de Pouilly-sur-Loire, pour rencontrer une thérapeute et travailler sur la manière dont elles allaient pouvoir construire leur rapport aux enfants. Jasmine [Trinca] a aussi participé à un deuxième stage organisé avec les enfants avant le tournage pour travailler les scènes du film en les habituant à ce qu’elle leur parle en italien. Il y avait forcément quelque chose de très singulier avec eux car il fallait être dans un rapport d’adaptation de chaque instant sur le plateau.

Vous évoquiez plus tôt cette idée d’ambiance « hors du monde » dans l’institut de Maria Montessori. Comment l’avez-vous créée à l’écran avec votre directeur de la photographie Sébastien Goepfert ?

Nous nous sommes rencontrés seulement sept semaines avant le début du tournage car mon premier chef opérateur m’a fait faux bond. Nous nous sommes parlé pour la première fois au téléphone alors que j’étais en repérages à Rome où il était censé venir me rejoindre… trois jours plus tard ! Sébastien [Goepfert] a pris le bateau en marche de manière incroyable. Au départ, j’avais envie de travailler en pellicule, ce qui est vite apparu impossible pour des raisons financières. Est resté ce désir d’une image très travaillée, très sublimée, très « lumière artificielle ». Sébastien [Goepfert] a tout de suite compris. Notamment le fait que j’étais obsédée par l’atmosphère de Bright Star de Jane Campion, ma grande référence en matière de film d’époque.

Cette première expérience vous a-t-elle donné envie de continuer dans la fiction ?

J’ai adoré l’expérience du tournage. Je me suis sentie extrêmement heureuse sur un plateau. Beaucoup plus en adéquation avec ce que j’avais envie de faire qu’en documentaire. Je vais donc essayer de continuer !
 

LA NOUVELLE FEMME

Affiche de « La Nouvelle femme » réalisé par Léa Todorov
La Nouvelle femme Ad Vitam

Réalisation et scénario : Léa Todorov
Photographie : Sébastien Goepfert
Musique : Émile Sornin
Montage : Esther Lowe
Production : Tempesta, Geko Films
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : Indie Sales
Sortie le 13 mars 2024

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