L’école de Lussas, un laboratoire à ciel ouvert

L’école de Lussas, un laboratoire à ciel ouvert

08 août 2024
Cinéma
Lussas
Initiation aux outils de tournage (master 2 documentaire de création option production) Anouck Everaere

Comment se former au documentaire de création ? Alors que le village ardéchois accueille les 36e États généraux du film documentaire du 18 au 24 août 2024, Chantal Steinberg, la directrice de l'école de Lussas, revient sur la genèse, le fonctionnement et les défis à venir de cette formation unique en son genre, à la fois lieu de vie et d’expérimentation pour ses étudiantes et étudiants.


Comment est née l’école documentaire de Lussas et pourquoi s’est-elle implantée dans ce village d’Ardèche ?

Toute l’histoire de l’implantation du documentaire à Lussas a débuté à l’initiative d’un homme : Jean-Marie Barbe. Originaire du village, il a commencé à développer une activité liée au documentaire dès les années 1970, dans une perspective de décentralisation. L’association Ardèche images a été créée en 1979. Elle regroupe les États généraux du film documentaire (créés en 1989) ; la Maison du doc (créée en 1994), un centre de ressources des films déposés lors du festival ; l’École documentaire et les Toiles du doc, une aide à la diffusion. En 1997 sont nées les premières formations au cinéma documentaire. Elles ont été rejointes en 2000 par le Master 2 Documentaire de création en partenariat avec l’université de Grenoble. Tout est né d’un désir de développer et de défendre le documentaire de création à partir d’un ancrage local.

Quelle est l’importance d’une telle formation dans un milieu rural ?

Cela va bien au-delà d’une opposition entre ville et campagne, centre et périphérie. L’école de Lussas est un laboratoire à ciel ouvert. Il s’agit pour les étudiants de découvrir un territoire et d’aller à sa rencontre. C’est un espace d’expérimentation à l’abri de toute distraction extérieure qui permet d’aller au bout de la recherche. Plus de 200 films ont été faits ici. Ils racontent tous le lien qui se forme entre les étudiants et les habitants.

Quelles sont les spécificités de l’école de Lussas ?

Ici, on défend le cinéma documentaire comme une pratique artistique, voire artisanale avant d’être une industrie. On propose deux filières : réalisation et production. Les promotions d’étudiants sont très réduites. Il y a 12 étudiants en option réalisation et une dizaine en option production, ce qui permet un meilleur accompagnement. On fait en sorte que chacun trouve la forme la plus adaptée au film qu’il porte en lui et au terrain. Les étudiants sont encouragés à confronter leur écriture à celle des autres : l’échange est primordial. Ils sont des compagnons, non des rivaux.

Le documentaire de création est un genre qui accueille une grande variété de formes dans un monde qui tend vers l’uniformité. 

Comment se déroule l’année pour la filière réalisation ?

Les étudiants sont sélectionnés en juin. Dès le mois d’août, ils sont invités à participer aux États généraux du documentaire. L’occasion de commencer à s’imprégner des lieux et à voir des films. Ils débutent la formation en septembre à l’université de Grenoble. Là-bas, ils expérimentent sur pellicule et débutent le travail d’écriture de leur projet de documentaire. Celui-ci est voué à être réalisé après la fin de leurs études, notamment grâce au dispositif des rencontres professionnelles premiers films mises en place par l’école documentaire d’Ardèche images. En novembre, ils arrivent à Lussas pour y passer le reste de l’année. Là-bas, ils forment un petit collectif et partagent huit mois de vie et d’expérimentations cinématographiques. Ils réalisent trois films pendant l’année. En parallèle, ils rencontrent des cinéastes, des programmateurs, des producteurs pour nourrir l’écriture de leur projet de réalisation. Tout cela représente beaucoup de travail en peu de temps. On essaye de compenser le temps manquant par une intensité dans la pratique et dans la réflexion. Cette urgence est souvent féconde.

L'école de Lussas
Initiation aux outils de prises de son (master 2 documentaire de création option réalisation) Anouck Everaere

Comment se déroulent l’écriture puis le tournage d’un film documentaire à l’école ?

Le travail d’écriture réside essentiellement dans le fait d’identifier ses intentions. Il s’agit d’anticiper le réel que l’on va chercher à faire apparaître dans le film grâce à la connaissance que l’on développe d’un terrain. Mais il faut aussi laisser de la place à l’imprévu. C’est un équilibre à trouver. On leur apprend à accueillir le réel en essayant de lui répondre le plus justement possible. Souvent, les étudiants arrivent sur le terrain en ayant peur d’être intrusif. Ils ne se sentent pas légitimes d’arriver avec leur caméra par exemple. Or, ils découvrent à quel point les gens sont heureux d’être filmés et ont des choses à dire. Penser que la caméra peut disparaître est illusoire. Elle ne devient jamais totalement invisible. Au contraire, les cinéastes doivent assumer leur présence et leur regard. Nous accompagnons nos étudiants pour qu’ils y parviennent.

Concernant la filière production : depuis quand existe-t-elle et pourquoi a-t-elle été créée ?

La première promotion date de 2008. Les étudiants débutent eux aussi l’année à la faculté de Grenoble puis arrivent à Lussas en novembre. Là-bas, ils réalisent un film autour de la parole. C’est peut-être la seule formation en production qui propose cela. Il nous paraît important que les étudiants de cette filière expérimentent le côté technique et artistique de la réalisation pour mieux accompagner les auteurs. Nous sommes convaincus que le lien producteur - réalisateur doit être un lien de collaboration artistique. Il ne s’agit pas seulement de trouver des financements, mais d’établir une relation de confiance. Le producteur est un allier de l’auteur. Il accompagne la naissance et le déploiement d’un projet de film. D’où l’importance de former à la production en même temps qu’à la réalisation.

Penser que la caméra peut disparaître est illusoire. Elle ne devient jamais totalement invisible. Au contraire, les cinéastes doivent assumer leur présence et leur regard. Nous accompagnons nos étudiants pour qu’ils y parviennent.

Qu’est-ce qui différencie le documentaire de création enseigné à Lussas du reportage ou du documentaire télévisuel ?

Les deux n’ont rien à voir. Le reportage est un genre très formaté. Il doit être court et sert à informer le plus vite possible. Le documentaire de création c’est presque l’inverse. Il propose un regard sur le monde, une information profonde. C’est un acte de pensée et un acte artistique. Il assume ses choix esthétiques et son discours. Le documentaire de création est un genre qui accueille une grande variété de formes dans un monde qui tend vers l’uniformité. Pour cette raison, il est plus difficile à diffuser.

Concernant la diffusion justement, la plateforme de VàD Tënk a vu le jour à Lussas. Comment est-elle née ?

Tënk est un projet qui a révolutionné le paysage du documentaire en quelques années. Elle a été créée à l’initiative de Jean-Marie Barbe dans l’idée d’établir une économie de diffusion viable pour le documentaire de création. Il est essentiel d’avoir un espace de diffusion pour ce genre difficile d’accès y compris pour les étudiants de Lussas. La plateforme soutient également la production de documentaires. Elle coproduit de nombreux films de nos étudiants qui reviennent ensuite à Lussas pour les diffuser. Elle génère une véritable synergie. Mais l’économie du documentaire reste fragile et doit continuer d’être soutenue pour exister.

Comment imaginez-vous l’avenir de l’école, et celui du documentaire de création ?

Je suis inquiète pour la suite. Le documentaire est un genre difficile à produire. Il s’inscrit dans une économie très précaire. L’art n’est pas fait pour être rentable. Si on le réduit à un produit, on l’appauvrit. Lussas est un espace qui n’est pas complétement soumis aux règles de rentabilité et de productivité que l’on connaît partout ailleurs. C’est un endroit où les gens s’épanouissent et où l’histoire se transmet. Il est primordial de préserver un tel espace de recherche artistique. C’est ce que fait le CNC, et j’espère qu’il va pouvoir continuer. C’est aussi le rôle des forces publiques de soutenir ce qui est fragile.

LE soutien du cnc au documentaire

De la phase d’écriture à la mise en production des projets en passant par leur développement, le CNC accompagne les auteurs et les producteurs de documentaires de création cinématographiques et audiovisuels à travers une politique d’aide diversifiée, notamment le Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle - FAIA (écriture, développement et développement renforcé), et le Fonds de soutien audiovisuel - FSA (soutiens sélectifs et automatiques, préparation et production).