Léonor Serraille : « J’ai pris un plaisir fou à jouer avec les ellipses »

Léonor Serraille : « J’ai pris un plaisir fou à jouer avec les ellipses »

31 janvier 2023
Cinéma
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« Un petit frère » de Léonor Serraille.
« Un petit frère » de Léonor Serraille. Blue Monday Productions - France 3 Cinéma

La réalisatrice de Jeune Femme – récompensé de la Caméra d’or en 2017 – revient sur le processus de création d’Un petit frère, son deuxième long métrage. Le portrait sur un quart de siècle d’une mère de famille ivoirienne arrivée à Paris avec ses deux enfants en 1989, qui lui a valu sa première sélection dans la compétition cannoise en mai dernier.


Lors de sa présentation à Cannes, vous aviez indiqué qu’Un petit frère vous avait été inspiré par l’histoire familiale du père de vos enfants. Est-ce un film que vous aviez en tête avant même votre premier long métrage, Jeune Femme ?

Oh oui ! La première fois que j’y ai pensé, je devais être en deuxième année à La Fémis. Mais cette histoire, je l’avais depuis plus longtemps encore en moi, car cela faisait alors treize ans que l’on se connaissait avec mon compagnon. C’était de la matière pour de la psychanalyse… ou un film ! (Rires.) Souvent, les deux se rejoignent d’ailleurs ! J’ai mis cette idée de film de côté avant qu’elle ne ressurgisse plus tard dans des discussions avec le père de mes enfants. Je sentais qu’il y avait une appétence de sa part. Puis j’ai tourné Jeune Femme, j’ai accouché d’une petite fille et je suis de nouveau tombée enceinte. Et quand j’ai su que ce serait un garçon, un petit frère, j’ai eu une sorte de déclic. Cela faisait un moment que ma productrice me poussait à choisir entre les deux ou trois projets que j’avais en tête pour mon deuxième long, je me suis alors décidé pour celui-ci. Raconter cette histoire me semblait important. Même s’ils sont très différents, ce n’est pas un film en réaction à Jeune Femme. Un petit frère s’est imposé à moi malgré toutes les difficultés que ce sujet impliquait et qui me faisaient très peur sur le papier et pas vraiment envie : travailler avec des enfants, écrire un récit sur vingt-cinq ans… Au final, le film m’a imposé ses règles, sa structure. Il m’a poussée à changer ma manière d’écrire. Je me suis sentie gagnée par lui.

Quelles étaient les premières bases de l’écriture ?

Tout est parti du personnage du petit frère. L’idée était d’essayer de comprendre ce qu’on ressent quand, adulte, alors qu’on est né dans un pays d’Afrique subsaharienne dont on n’a plus aucun souvenir et bien qu’on ait un travail et une vie, on ne se sent pas heureux. Puis très rapidement, j’ai décidé de réduire la cellule familiale à trois : une mère et ses deux fils. Et j’ai remonté le fil en me disant que pour comprendre ce petit frère, il fallait que je comprenne ce qu’il s’était passé avant même qu’il ne naisse. Avec son grand frère, avec sa mère. Comme je m’échappais de ma méthode de travail habituelle, j’ai eu l’impression d’avoir une carte blanche pour inventer mon film. Je sentais aussi, en échangeant régulièrement avec lui, que mon compagnon avait envie d’être surpris par la famille que j’allais inventer. Il m’a encouragée à raconter cette histoire à ma façon, même si je m’inspire de choses que j’ai pu vivre ou voir. La structure du récit s’est donc décidée très tôt et je n’en ai jamais bougé. À partir de là, j’ai essayé de comprendre ce qu’avait pu ressentir cette mère en arrivant en France. Je la voyais comme une cousine de Paula, mon héroïne de Jeune Femme. Elle partage la même forme d’insoumission mais avec des armes différentes. Dans cette étape initiale, les enfants sont bien entendu présents, mais seulement en arrière-plan.

Ce film m’a imposé ses règles, sa structure. Il m’a poussée à changer ma manière d’écrire. Je me suis sentie gagnée par lui.

Il était d’emblée évident que vous alliez suivre cette famille sur un quart de siècle ?

Oui pour faire grandir ce petit frère à l’écran. Mais aussi parce que je suis sortie transformée du montage de Jeune Femme. Jusque-là, j’écrivais des scénarios interminables où tout était ultra détaillé. Sur la table de montage, j’ai compris concrètement combien le récit et les scènes gagnent toujours à être allégés. Dans l’écriture d’Un petit frère, j’ai pris un plaisir fou à jouer avec les ellipses, à laisser des trous, des vides dans le récit de la construction de cette femme. À m’autoriser par ricochet le temps long.

Cette idée des ellipses se retrouve dans votre manière de faire surgir dans le récit les personnages secondaires avant qu’on apprenne à les connaître…

On m’en a beaucoup fait la remarque depuis la présentation du film à Cannes. Mais rien n’est calculé car cela épouse ma manière d’être. Je suis toujours en mouvement, je parle beaucoup. Quelqu’un m’a dit un jour que j’étais un peu excitée du bocal et c’est sans doute vrai ! (Rires.) En tout cas, je trouve que dans ma vie, les gens et les choses surgissent en permanence. Écrire les choses ainsi est donc naturel pour moi.

 

Quand on étale son récit sur vingt-cinq ans, comment choisit-on les événements d’actualités qui vont apparaître à l’écran ?

C’est sur ce point que le scénario a le plus évolué. Quand je me suis lancée dans l’écriture, je me suis passionnée pour tout le processus d’obtention des papiers et de regroupement familial. Je suis alors rentrée vraiment dans les détails, ce qui impliquait des réactions des personnages par rapport à des événements qu’ils pouvaient voir à la télévision par exemple. Et puis, au fil du temps, j’ai eu de plus en plus peur que cela ne phagocyte le film. J’avais besoin de passer par cette étape pour bâtir le récit, mais j’ai senti que je devais m’en affranchir. Il en reste donc assez peu, comme une allusion à Charles Pasqua à un moment. Je préfère montrer un contrôle au faciès qui arrive comme un cheveu sur la soupe – ce que j’ai pu vivre avec mon compagnon et qui est très violent, je vous l’assure – plutôt que de le raconter à travers une archive d’actualités.

Avez-vous réécrit le personnage de la mère, une fois l’actrice Annabelle Lengronne choisie pour l’incarner ?

En fait, une fois mes acteurs choisis et quand j’ai commencé à travailler avec eux, j’avais en permanence sept scénarios. Chacun portait le prénom du comédien sur lequel je notais scène par scène chaque étape de travail avec lui, quelles répliques je devais modifier pour qu’il soit plus à l’aise, etc. Puis, arrivée au terme de ce travail, j’ai remixé le tout avant d’aller en tournage. Mon scénario était très écrit mais je suis restée à l’écoute de leurs remarques. Parfois je rebondissais sur leurs idées, parfois non.

Vous disiez redouter au départ d’avoir à diriger des enfants. Comment avez-vous travaillé avec eux ?

Il m’arrive souvent comme spectatrice de sortir d’un film car je trouve que les dialogues des enfants sonnent faux. J’ai donc été très vigilante sur ce point. Et j’ai choisi de ne jamais donner aux enfants le texte de leurs scènes. Ils en connaissaient évidemment l’enjeu, je leur indiquais ce qu’ils devaient faire mais je les laissais libres de s’exprimer comme ils le voulaient et je faisais durer la prise le temps que j’obtienne ce que je souhaitais. Les enfants jouent naturellement. Avec cette « méthode », je voulais épouser leur nature pour qu’ils se sentent en confiance. Mais rien de tout cela n’aurait pu fonctionner si, en amont du tournage, ils n’avaient pas passé énormément d’après-midis avec Annabelle qui a fini par former une famille avec eux.

Sur la table de montage, j’ai compris concrètement combien le récit et les scènes gagnent toujours à être allégés. Dans l’écriture d’Un petit frère, j’ai pris un plaisir fou à jouer avec les ellipses, à laisser des trous, des vides dans le récit de la construction de cette femme. À m’autoriser par ricochet le temps long.

Votre film a beau se dérouler sur vingt-cinq ans, il ne dure que deux heures. Cette question de la durée vous obsédait-elle dès le départ ?

Je ne m’étais pas vraiment fixé de limite, mais je trouvais important qu’on ne s’étale pas trop. J’imaginais une durée de 2 h 30. La première version du montage durait près de 4 heures ! Quand on est arrivé à une version à 2 h 30, on s’est aperçu avec ma monteuse Clémence Carré que ça ne fonctionnait pas. Alors, on a continué à faire des coupes parfois franches et plus on coupait, plus le film trouvait sa puissance. On a surtout enlevé les scènes où on verbalisait trop les choses, où on ne laissait pas assez la place aux spectateurs pour qu’ils puissent eux-mêmes remplir les creux et revenir à mon idée d’une large place accordée aux ellipses. Cette étape-là fut la plus complexe de toutes bien qu’on ait eu le luxe d’avoir six mois pour monter le film. 

La BO d’Un petit frère mêle Bach et de la musique africaine… Comment construit-on cet univers musical très hétéroclite ?

J’ai écrit le scénario en écoutant Lambarena, Bach to Africa, l’album d’Hugues de Courson et Pierre Akendengue. Un mélange assez improbable mais incroyable de musiques du Gabon et de Jean-Sébastien Bach qui a vraiment influé sur l’écriture. Il symbolise en tout cas ce vers quoi je tendais : traverser le temps avec un mélange de panache et de mélancolie. Inutile donc de vous dire ma joie le jour où j’ai appris que nous pouvions avoir les droits ! Ces musiques ont constitué l’âme de l’écriture et elles sont accompagnées d’autres morceaux que là encore j’écoutais quand je rédigeais mon scénario, mais aussi de chansons et de musiques que j’ai choisies avec les acteurs en fonction de leurs scènes. Dans toute cette BO, Bach figure pour moi le père absent, une figure un peu écrasante et jamais vraiment loin.

UN PETIT FRÈRE

Un petit frère

Réalisation et scénario : Léonor Serraille
Photographie : Hélène Louvart
Montage : Clémence Carré
Production : Blue Monday Productions, France 3 Cinéma
Distribution : Diaphana
Ventes internationales : MK2 Films
Sortie en salles : 1 février 2023

Soutien du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Soutien au scénario (aide à la conception), Aide au développement d'œuvres cinématographiques de longue durée, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2022)