« Leurs Enfants après eux » : le Goncourt 2018 adapté par les frères Boukherma

« Leurs Enfants après eux » : le Goncourt 2018 adapté par les frères Boukherma

02 décembre 2024
Cinéma
« Leurs Enfants après eux »
« Leurs Enfants après eux » réalisé par Ludovic et Zoran Boukherma Warner Bros. France

Ludovic et Zoran Boukherma, les frères cinéastes, auteurs de Teddy ou L’Année du requin, adaptent le roman de Nicolas Mathieu, prix Goncourt 2018. À travers cette fresque adolescente située au cœur des années 90, ils sondent leur propre enfance.


Qu’est-ce qui a motivé cette adaptation du roman de Nicolas Mathieu ?

Ludovic Boukherma : L’idée ne vient pas de nous mais de Gilles Lellouche. Il nous a proposé, en 2022, d’adapter avec lui ce roman en vue d’une série. Nous ne l’avions pas lu mais l’univers nous était familier. La France que dépeint Nicolas Mathieu évoque, en effet, celle dans laquelle nous avons grandi. Il y a de grandes similitudes entre l’Est des hauts fourneaux du roman et notre Sud-Ouest rural, à commencer par cette absence de perspectives que nous ressentions adolescents. Enfin, nous sommes issus du même milieu modeste que les personnages.

Zoran Boukherma : Nicolas Mathieu parvient à concilier une analyse sociologique très pointue et une narration très fougueuse avec des envolées lyriques assumées. Il en résulte un grand roman populaire au sens noble du terme… Notre envie était de retrouver ce souffle avec notre mise en scène.

Qu’est-ce qui selon vous a incité Gilles Lellouche à venir vous chercher ?  

ZB : Il avait vu Teddy et aimé notre regard sur les classes populaires sans mépris ni angélisme. Par ailleurs, Teddy maniait plusieurs genres à la fois, la comédie, le drame, le fantastique, mélange que l’on retrouve dans Leurs Enfants après eux. Si avec son premier roman (Aux animaux la guerre) Nicolas Mathieu proposait un thriller, l’écriture de Leurs Enfants après eux répondait également à cette même envie de signer un drame très noir. C’est son éditeur qui a pointé du doigt la force du sous-texte social. Gilles a senti que ces aspects pouvaient nous plaire.

Nous sommes nés en 1992, cette décennie est un peu la nôtre. Notre adolescence s’est déroulée dans un contexte similaire à ce que vivent les héros du roman.
Zoran Boukherma

Pourquoi le format sériel a-t-il été abandonné au profit du long métrage ?  

ZB : Avant même le début de l’écriture, Gilles s’est retrouvé accaparé par son scénario de L’Amour ouf. Il nous a donc laissés seuls maîtres à bord. À la lecture du livre, il nous est immédiatement apparu que cette histoire, par son ampleur narrative, méritait de s’apprécier sur grand écran. Nous nous sommes alors tournés vers nos producteurs, Alain Attal et Hugo Sélignac, qui à la lecture de la première version du scénario ont approuvé cette idée.

Nicolas Mathieu avait-il un œil sur votre travail ?

LB : D’emblée il nous a rassurés et nous a incités à faire les choses telles que nous l’entendions, nous enlevant un poids sur les épaules. Il fallait également désacraliser le côté « prix Goncourt ». Paradoxalement, cette liberté nous incitait à lui être encore plus fidèles...

ZB : Nous lui passions de manière informelle des coups de téléphone pour le tenir au courant de l’évolution de notre travail, mais il n’a jamais rien imposé. L’un des grands changements que nous avons faits est l’unité de lieu. Dans le roman nous voyageons avec certains personnages, notamment au Maroc avec Hacine, mais dans le film nous avons voulu rester ancrés à Hayange (baptisé Heillange dans le roman) pour accentuer cette idée d’enfermement, d’un déterminisme social qui bouche l’horizon. De cette manière, l’ailleurs apparaît encore plus inaccessible.

 

Leurs Enfants après eux est votre premier travail d’adaptation. En quoi est-ce un exercice singulier ?

LB : La première version d’un scénario induit inévitablement du doute avec parfois cette envie de tout balayer, de tout reprendre. Dans le cas présent, ce doute était dissipé par le roman qui servait de repère narratif.

Outre l’ancrage social et territorial, l’époque est aussi déterminante. Que représente pour vous le début des années 90 ?

ZB : Nous sommes nés en 1992, cette décennie est un peu la nôtre. Notre adolescence s’est déroulée dans un contexte similaire à ce que vivent les héros du roman. Nous avons, nous aussi, grandi sans téléphone portable, sans cette nécessité de répondre à des notifications en permanence. Nous nous reconnaissons en Anthony, Hacine ou encore Stéphanie, avec ces mois d’été qui paraissent interminables, ces longs moments d’ennui. Comme un sentiment de vide.

LB : Notre idée n’était pas de fétichiser à outrance la période, même si la bande-son propose plusieurs chansons que nous aimions écouter à l’époque. Le début des années 90, c’est surtout la fin des hauts fourneaux, de certains idéaux et combats propres à la gauche… Les ados du livre appartiennent à la première génération qui n’avait plus l’usine comme lien affectif. Les classes populaires sont scindées en deux, il y avait notamment les fils d’immigrés d’un côté et les autres. Ce sont les prémisses du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui.

La première version d’un scénario induit inévitablement du doute avec parfois cette envie de tout balayer, de tout reprendre. Dans le cas présent, ce doute était dissipé par le roman qui servait de repère narratif.
Ludovic Boukherma

Leurs Enfants après eux se situe principalement à hauteur des adolescents, dès lors le contexte politique reste en toile de fond…

LB : Nous ne voulions pas d’un film à thèse mais rester au plus près de nos personnages. Les conflits qu’ils vivent devaient traduire en creux une situation bien plus vaste. Le cœur de l’affrontement entre Anthony et Hacine reste le vol d’une moto. C’est a priori anecdotique et pourtant cela dit des choses fondamentales. Il n’était pas nécessaire de le formuler, il fallait au contraire que les choses soient perceptibles sans forcer le trait. Prenez la séquence dans le bar en 1994 lorsque les pères d’Anthony et de Hacine se croisent. Nous comprenons à leur façon de se comporter qu’ils ont travaillé ensemble, sont soudés par une appartenance commune au monde de l’usine. Cette solidarité est impossible entre leurs enfants. Nicolas Mathieu, par sa prose, parvenait à digresser et décrire précisément le caractère de ces classes sociales. À la lecture, c’est très beau. Visuellement, c’était impossible. Filmer ces hauts fourneaux à l’arrêt au milieu de la ville était suffisamment expressif…

ZB : Lors des repérages à Hayange, nous avons été saisis par l’organisation spécifique de cette ville autour des hauts fourneaux, eux-mêmes encerclés de logements ouvriers. Cela suffisait en effet à raconter ce monde disparu…

Au sein de cet espace, comment avez-vous organisé les différents territoires du film ?

ZB : Il fallait éviter de trop relier les lieux entre eux pour exprimer cette séparation entre les individus. Avec la fermeture des usines, les populations ne se fréquentent plus. Il y avait aussi la présence de ce lac majestueux qui n’est d’ailleurs pas situé à côté de la ville d’Hayange. Nous cherchions un lac presque déconnecté de ce réel, à l’image de ces lacs nord-américains vus notamment dans des films comme Stand By Me [de Rob Reiner] avec cette nature un peu grandiose. Ce lac, c’est le lieu de l’enfance et de l’innocence. Nous voulions créer une rupture à côté de cette ville très industrialisée, très dure. Nous avions également en tête Voyage au bout de l’enfer [de Michael Cimino] avec cette ville industrielle entourée de montagnes majestueuses.

Un décor est particulièrement singulier, la piste de ski artificielle en intérieur…

LB : C’est une idée venue lors des repérages. Dans le livre, Anthony travaillait au bord du lac. Nous avons déplacé l’intrigue sur ce site absurde. Cette piste – la plus longue d’Europe – a été construite sur un ancien crassier d’usine dans une volonté de réinvestir les hauts fourneaux et d’en faire un lieu touristique. Le passé industriel est ainsi gommé.

Le visage des personnages devient un territoire à part entière. Anthony avec sa paupière tombante exprime une forme de déséquilibre…

ZB : Il faut ici remercier les équipes de l’Atelier 69, association de maquilleurs et créateurs d’effets spéciaux, avec lesquelles nous rêvions de travailler. Ils nous ont fabriqué les prothèses pour la paupière de Paul [Kircher] mais aussi celle du visage de Gilles [Lellouche] à la fin…

LB : Cette paupière tombante exprime le mal-être du personnage, un complexe, accentuant également son étrangeté et un rapport au monde bancal. Nous aimons les personnages qui ont du mal à trouver leur place. Ce détail était déjà présent dans le roman, mais nous tenions à ce qu’il se voit à l’image. Quant au visage boursouflé, abîmé, du père d’Anthony qu’incarne Gilles [Lellouche], c’était évidemment pour marquer le passage du temps et les ravages de ses désillusions. Dans le marasme de cette vallée, les jeunes ont un souffle de vie, des corps en pleine santé. Il fallait créer un contraste avec les adultes qui portent les traces d’une souffrance profonde.

Hacine, lui, a une main brûlée et un dentier…

ZB : Ce sont d’autres formes-stigmates de cette violence sociale et économique. Nous avons choisi pour incarner Anthony et Hacine des comédiens volontairement doux. Leur rage n’en est que plus frappante et surprenante. On sent qu’elle n’est pas naturelle et s’insinue en eux presque par obligation. Ils doivent s’affirmer dans un monde qui attend d’eux qu’ils résistent.
 

Leurs enfants après eux

Affiche de « Leurs enfants après eux »
Leurs enfants après eux Warner Bros France

Écrit et réalisé par Ludovic et Zoran Boukherma d’après le roman de Nicolas Mathieu
Avec : Paul Kircher, Angelina Woreth, Sayyid El Alami, Ludivine Sagnier, Gilles Lellouche…
Production : Chi-Fou-Mi Productions, Trésor Films
Distribution : Warner Bros. (France)
Ventes internationales : Charades
Sortie en salles le 3 décembre 2024

Soutiens du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à l'édition vidéo (aide au programme 2024)