Quel a été le point de départ de Ni chaînes ni maîtres ?
Simon Moutaïrou : L’envie de combler un vide mémoriel. J’estime qu’il est très important de s’emparer de ces sujets. Le cinéma français n’a malheureusement pas toujours le réflexe d’aller puiser dans les mythes fondateurs pour raconter en images le roman national, ses pages glorieuses comme ses pages sombres – qui d’ailleurs parfois se confondent. Le cinéma étant l’art le plus populaire de notre époque, il a la capacité d’ériger des statues. Et certaines statues sont manquantes. Nous avons dans notre inconscient collectif une image de l’esclavage qui a principalement été forgée par le cinéma américain. Mais l’histoire du marronnage, de ces hommes et de ces femmes qui ont résisté – marronner signifiant s’enfuir de la plantation – a été très peu représentée au cinéma. Mon projet était de montrer ce fait historique et de rendre hommage à des héroïnes et héros oubliés de l’histoire de France.
Les films sur l’esclavage constituent-ils un genre à vos yeux ?
C’est un genre, bien sûr. Aux États-Unis, on parle même de « slavesploitation ». Il existe plus de 70 fictions sur l’esclavage, films et séries confondus. On peut citer un chef-d’œuvre comme Mandingo de Richard Fleischer, la série Racines, Amistad, 12 Years a Slave, Django Unchained, la série de Barry Jenkins The Underground Railroad… Il y a tout un corpus du cinéma américain sur ce thème. Et il y a un déséquilibre hallucinant avec la France ! Ici, à ma connaissance, on peut citer seulement trois ou quatre fictions centrées sur l’esclavage : Passage du milieu de Guy Deslauriers, les films de Christian Lara, notamment Sucre amer… Je ne compte pas Case départ, qui est une comédie. En France, ce n’est pas un genre. Je me suis donc surtout défini par rapport au cinéma américain. Mais j’ai vite constaté que dans les films américains n’apparaît pas le rapport à l’Afrique, ni à la langue ni à la spiritualité africaine. En France, nous sommes plus proches de l’Afrique que les Américains – dans mon cas, parce que je suis franco-béninois, mais aussi d’un point de vue collectif, en termes d’échanges culturels et artistiques. Quand j’ai compris que l’africanité, et plus précisément la « wolofité », allait être un élément majeur du film, j’ai su que j’allais me démarquer des classiques américains.
« Slavesploitation » est un terme péjoratif…
Oui, c’est un terme qui est utilisé par les journalistes américains pour attaquer certains films sur l’esclavage. Ce n’est pas forcément un terme que je revendique. J’ai plutôt tendance à penser qu’il est toujours bon de se retourner sur son passé. Et que le cinéma rend l’histoire vivante. Émotionnellement, un film nous implique beaucoup plus qu’un manuel d’histoire. Nous avons besoin des manuels, et nous avons aussi besoin de l’art. Pour écrire ce film, je me suis entouré d’historiens, d’anthropologues, de linguistes et même de griots, au Sénégal. Je considère que nos travaux sont complémentaires. D’ailleurs, tout a commencé pour moi par la rencontre avec une historienne mauricienne. En 2009, en me promenant dans le sud-ouest de l’île Maurice, j’ai découvert un petit restaurant au pied d’une immense montagne, le Morne Brabant, où une dame créole m’a raconté une histoire populaire connue des créoles mauriciens, sur des esclaves fugitifs s’étant rassemblés au sommet du Morne Brabant au XVIIIe siècle. Cette histoire m’a bouleversé et a inspiré Ni chaînes ni maîtres. C’est une histoire de courage, de résilience, d’humanité indéniable et flamboyante, où il s’agit de sauver ceux qu’on aime. C’est poignant, romanesque et très cinématographique. J’ai tout de suite su qu’il y avait un film à en tirer. De retour à Paris, j’ai rencontré l’historienne mauricienne Vijaya Teelock, qui a longtemps été responsable du programme « Les Routes de l’esclavage » à l’UNESCO. C’est une chercheuse de premier plan qui m’a conseillé de lire les récits littéraires et historiques d’émancipation de marrons. Je m’attendais à quelque chose comme Candide de Voltaire, proche du conte philosophique. Mais ce que j’ai découvert, ce sont de vrais survivals ! Des récits d’une intensité et d’une « physicalité » fascinantes, où il s’agit d’échapper aux chiens, à une nature hostile… J’y ai trouvé l’ADN de mon film : non pas un film académique ou didactique sur l’esclavage, mais une histoire universelle, comme il en est arrivé des milliers à l’époque, d’un père qui cherche à retrouver sa fille.
Ce sont donc vos recherches historiques qui vous ont aidé à structurer votre histoire…
Tout à fait. C’est même après avoir lu L’Esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau que j’ai décidé de passer par le survival pour raconter l’intensité du marronnage.
Le film raconte également un trajet spirituel…
Une phrase d’Édouard Glissant dit : « Lorsque l’esclave entre dans la cale du bateau négrier, il y a un effondrement de toutes ses certitudes. Aucune cosmogonie, aucun dieu, aucune scarification ne peut expliquer ce qui se passe. » L’homme, la femme et l’enfant qui sont jetés dans cette cale, au milieu de la puanteur des cadavres, sont détruits du point de vue spirituel. Dans la plantation, ils sont en état de stress post-traumatique. Ce qui m’a énormément ému, c’est de comprendre au cours de mes recherches qu’au fil des jours, des semaines et des années, la pulsion de vie entraîne la résilience. Alors, le spirituel revient. On constate que derrière chaque marronnage, derrière chaque révolte d’esclaves, il y a les dieux et les déesses qui sont revenus. Ils sont la fierté, l’amour qu’on a de nous-mêmes. Ça m’a touché et j’ai en effet construit mon film sur ce trajet spirituel.
La chasseuse d’esclaves jouée par Camille Cottin, Madame La Victoire, est un cas typique de personnage dont on se dit qu’un scénariste n’aurait pas osé l’inventer…
Je suis en effet scénariste depuis quinze ans et ça ne m’était jamais arrivé dans ma carrière ! Dans la première version du scénario, j’avais écrit un personnage de chasseur d’esclaves. Puis, au fil de mes lectures, je découvre que le plus grand chasseur de l’île était une femme, une Périgourdine qui était devenue une telle légende vivante qu’on lui avait donné le surnom de Madame La Victoire, et qu’elle était tellement redoutable, impitoyable et performante dans la chasse à l’homme qu’elle n’était plus payée par les planteurs mais par le ministre des Finances de Louis XV. J’ai su que je tenais là l’antagoniste de mon film ! C’est un personnage fascinant, parce que c’est une femme qui a vécu l’oppression masculine – elle a été violée à 6 ans par un soldat, mariée de force à 13 ans – et qui a réussi à s’en affranchir, mais qui s’en est affranchie en opprimant un peuple. Pour raconter la banalité du mal, qui parcourt toute l’histoire de l’humanité, cette figure de l’opprimée qui devient oppresseur était particulièrement parlante.
Il y a dans le film un mélange d’éléments spirituels et physiques qui renvoie à une tradition du cinéma d’aventures à la John Boorman… Quelles étaient vos intentions de mise en scène sur le plan de cette confrontation de l’homme à la nature ?
Nous avons évidemment pensé à Boorman, Herzog, Coppola, Malick… Des références écrasantes mais qu’on assume ! James Gray lui-même dit que tout réalisateur doit voler. J’étais entouré d’une équipe de très grand talent – Antoine Sanier à la photo, David Bersanetti aux décors, Pierre-Jean Larroque aux costumes… Je leur ai fait lire à tous L’Esclave vieil homme et le molosse. C’est un livre qui provoque un véritable effet physique. J’avais envie qu’on soit proches de ces films un peu chamaniques, qui parlent à l’âme autant qu’au corps, qui viennent vous chercher physiquement dans votre siège de cinéma. C’était le parti pris : une mise en scène sensorielle, qui voyage entre le visible et l’invisible, entre l’humain et le divin. On a tourné au cœur de la nature et l’idée était justement d’être ouvert à la nature, aux signes. Et on peut dire que la nature s’est déchaînée ! Les Mauriciens nous avaient dit que les mois de mai et juin étaient très calmes, mais nous avons eu droit à un ouragan, un cyclone, des coulées de boue, au point que les assurances ont repris à un moment le contrôle du film… Dans des instants pareils, soit on s’effondre, soit on se transcende. Par courage, par solidarité, et parce qu’on se sentait un peu en mission, tout le monde s’est transcendé. Je dois saluer mes producteurs, Nicolas Dumont et Hugo Sélignac, qui ont fait le choix de tourner là-bas alors que c’est cher et compliqué, qui ont eu le courage de produire un premier film, dont une partie des dialogues est en langue wolof, avec deux acteurs principaux inconnus du grand public. Et je tiens aussi à remercier le CNC : Ni chaînes ni maîtres appartient à la catégorie des films les plus durs à faire, puisque c’est à la fois un film de genre et un film d’auteur. Quand on a su qu’on avait obtenu l’Avance sur recettes, ça a été très important pour nous : cela signifiait le point de départ d’un chemin difficile, mais au cours duquel nous savions que nous allions pouvoir tenir sur nos deux jambes.
Ni chaînes ni maîtres
De Simon Moutaïrou
Scénario : Simon Moutaïrou
Directeur de la photo : Antoine Sanier
Musique : Amine Bouhafa
Produit par Nicolas Dumont et Hugo Sélignac (Chi-Fou-Mi)
Distribué par StudioCanal
Soutien du CNC : Avance sur recettes avant realisation