Rien à foutre : « Le métier d’hôtesse de l’air est intimement lié à l'idée de fuite »

Rien à foutre : « Le métier d’hôtesse de l’air est intimement lié à l'idée de fuite »

02 mars 2022
Cinéma
Adèle Exarchopoulos dans Rien à Foutre
Adèle Exarchopoulos dans "Rien à Foutre" Condor Distribution

Dans « Rien à foutre », Adèle Exarchopoulos joue une hôtesse de l’air d’une compagnie low-cost qui cherche à fuir son passé. Rencontre avec Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, réalisateurs de ce film générationnel à plusieurs niveaux de lecture.


Cassandre a 26 ans. Hôtesse de l’air dans une compagnie low-cost, elle vit au jour le jour, au rythme des vols, des rendez-vous Tinder sans lendemain et des fêtes en boîte de nuit à travers l’Europe. Pas de passé, pas de futur, et ça lui va a priori très bien comme ça. Mais Cassandre finit par perdre pied, alors que la pression de sa compagnie devient de plus en plus forte et qu’un traumatisme familial la rattrape… Quelque part entre le docufiction et le drame intime, Rien à foutre est le portrait d’une génération anesthésiée, qui n’arrive à vivre que dans le présent. Un film en grande partie improvisé, parfois tourné sans autorisation dans des aéroports (beaucoup de prises de vue à l’iPhone) et même en plein vol dans de vrais avion, affrétés pour l’occasion. Les réalisateurs ont poussé le réalisme jusqu’à faire créer une fausse compagnie aérienne, Wings, par une agence de publicité. Autour d’Adèle Exarchopoulos, qui tient le rôle principal, on retrouve majoritairement des acteurs non-professionnels, issus du monde de l’aviation low-cost. Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, dont il s’agit du premier long métrage, racontent au CNC les coulisses de ce tournage qui ne ressemble à aucun autre.

 

À quel point Rien à foutre est improvisé ?

Julie Lecoustre : Le scénario était le point de départ du film, mais il était très clair dès le début qu'il s'agirait d'un guide, d'une partition, d'un fil rouge : un film tel qu'il pourrait être, et non pas tel qu'il sera. On travaille principalement en improvisation, à plusieurs niveaux, que ce soit sur l'écriture ou sur l'interprétation. Si on devait dire à quel point, ce serait peut-être 90 % du film.

Emmanuel Marre : Même 95 % !

JL : Mais personne n'est en roue libre. Il faut bien comprendre qu'on discute énormément en amont avec tous les interprètes, qu'on parle des enjeux de la scène qu'on a envie de tourner. Et eux vont prendre en charge l'interprétation et les dialogues. Pour autant, on ne sacralise rien : il va y avoir des moments très écrits quand on en a besoin, mais aussi des instants qui vont nous échapper.

JL : On travaille en toute petite équipe, au grand maximum dix personnes.

EM : Il n'y a pas d'éclairage, c'est un film tourné en lumière naturelle.

JL : Et chacun dépasse son pré carré. Chacun est invité à inventer à son propre endroit. On cherche le film ensemble, dans un rapport de franche camaraderie auquel on tient beaucoup. 

Comment avez-vous réfléchi à la présentation du métier d’hôtesse de l’air que vous faites ?

JL : Il y a eu énormément de recherches documentaires en amont, durant deux ans, qui ont évidemment nourri l'écriture. On a rencontré une centaine d'hôtesses et de stewards avec qui on a échangé. Et cette recherche documentaire a été plus qu'au long cours, puisqu’elle s'est poursuivie aussi avec un casting sauvage. Au départ, on cherchait une vraie hôtesse de l’air pour incarner Cassandre, notre héroïne. Et nos recherches ont continué jusque sur le tournage, puisque vu qu'on a travaillé avec des gens du métier, à même de restituer ce langage néo-managérial qu’on voulait montrer. Tout ce que nous, on ne pourrait pas écrire. Pour en revenir à l’improvisation, c'est aussi un échange avec eux pour trouver un regard commun. Ce sont des gens qui aiment énormément leur métier, mais qui sont aussi très lucides sur le fait qu'ils le font de mauvaises condition.

 Ce qu'on a aussi essayé de traduire, c'est cette énergie qui irrigue cette jeunesse. Elles ont une vie à cent à l'heure et il était important dans la première partie du film d'avoir ce côté enivrant, d’énergie presque vitale.

EM : L'idée était qu'il y avait derrière ce métier d'hôtesse de l'air quelque chose de plus large : c’est un peu symbolique et presque symptomatique de l’époque, avec notamment l'uberisation qui grignotte tous les domaines du travail et de nombreux aspects de nos vies. Et en interrogeant des hôtesses et des stewards, on s'est rendu compte que ce métier est intimement lié à l'idée de fuite, de sas dans sa vie.

JL : L’avion, c'est le seul endroit de notre quotidien où on n'a aucune prise sur notre vie. On est 200, seuls et ensemble, enfermés dans une boîte de fer en l'air. Il y a un avant, un après. Et dans ce moment de transit, nous n’avons aucune prise sur nos vies. Ce qui nous intéressait, c'était aussi le côté métaphorique, car la question de la mort est très présente.

EM : D’ailleurs au décollage et à l'atterrissage, un silence s’installe toujours dans la cabine. Et ça dit quelque chose de très profond de notre rapport à la mort et de la façon dont on guide nos vies. Parler de l'hôtesse low-cost, c'est aller à la rencontre des paradoxes de tout ce qu'on vit : la contamination de l'économique dans le plus profond de l'humain. C’est l'économique qui touche à notre intime et à notre imaginaire.

Parler de l'hôtesse low-cost, c'est aller à la rencontre des paradoxes de tout ce qu'on vit : la contamination de l'économique dans le plus profond de l'humain. C’est l'économique qui touche à notre intime et à notre imaginaire.

Au-delà de l’improvisaiton, qu’est-ce qui différencie Rien à foutre d’un cinéma social français plus traditionnel ?

EM : L’idée de révolte est souvent mise en avant dans le cinéma social. Mais en fait, dans la réalité, 95 % des gens ne se révoltent pas. Et ce qui nous intéresse plus, c'est de regarder les gens tels qu'ils sont, et d’ausculter les endroits de révolte qui sont peut-être moins visibles mais pas moins concrets. Par exemple, quand Cassandre offre un verre de vin à une passagère, c'est pour moi une révolte immense à l'échelle du personnage. Ce qu'on a aussi essayé de traduire, c'est cette énergie qui irrigue cette jeunesse. Elles ont une vie à cent à l'heure et il était important dans la première partie du film d'avoir ce côté enivrant, d’énergie presque vitale. Ce qui nous ennuie profondément, c'est quand au cinéma on nous montre des gens dominés, mais que le film perpétue cette domination avec des personnages dominés 24 heures sur 24. Hors, aucun être humain n'est dominé 24 heures sur 24.

Ce qui nous intéresse plus, c'est de regarder les gens tels qu'ils sont, et d’ausculter les endroits de révolte qui sont peut-être moins visibles mais pas moins concrets.

Vous disiez tout à l’heure qu’au départ vous ne vouliez pas d’une actrice professionnelle comme Adèle Exarchopoulos…

EM : On a été beaucoup touchés par un certain nombre d'hôtesses qu'on a pu rencontrer durant le casting. Mais comme il y en avait plusieurs, ça aurait été un crève-coeur de faire un choix. Et la dualité du personnage de Cassandre, qui se cache et s'enfuit dans son image d'hôtesse, Adèle avait ça en elle. Si vous la voyez dans la vraie vie et que vous regardez ce qu'elle peut être sur Instagram, il y a un fossé gigantesque. Et pourtant, elle est les deux à la fois. C'était celle qui pouvait le mieux incarner le fait de mettre un masque au quotidien.

JL : Le nom d'Adèle était quand même présent dès le début de l'écriture. Et en même temps, on avait ce casting sauvage au long cours. À chaque fois qu'on nous posait la question : « Et si c'était une comédienne, qui ça pourrait être ? », le nom d'Adèle revenait. Jusqu'à ce que la directrice de casting nous dise qu'on arrivait au bout du processus et qu'il allait tout de même falloir la rencontrer. Adèle offrait d'un coup la possibilité d'incarner tous les récits qu’on avait recueillis. Comme si elle pouvait tout incorporer.

EM : Avec Adèle, on s'est retrouvés sur une communauté de pensée sur le travail. Elle ne se maquille pas - ou elle-même quand elle est en hôtesse. Quand on tourne à l'arrache, parfois sans autorisation dans des aéroports en Europe, elle n'a aucun problème avec ça. Et il fallait une certaine endurance physique pour ce film, on ne voulait pas abimer quelqu'un dans le travail. Ce qui est frappant avec Adèle, c'est que c’est quelqu'un d'incroyablement technique, elle est très précise. Le chef opérateur n'a jamais loupé un point alors qu'on est en improvisation et sans éclairage. C'est une danse avec la caméra, elle sait exactement où se placer.

JL : Elle a une conscience du cadre incroyable.

Et ce titre, Rien à foutre ?

EM : Il y a cinq ans, j'étais dans un wagon de train avec trois jeunes filles que je ne connaissais pas. L'une d'elles a parlé de sa vie amoureuse et elle a répété au moins 45 fois, à propos d'un mec dont elle était séparée : « Rien à foutre ». Je l'avais noté, car ce « rien à foutre » - qui veut dire « même pas mal » alors qu’on pense le contraire - me semblait résumer beaucoup de choses.

JL : Et Cassandre, c'est exactement ça. Quelqu'un qui essaie de se persuader de n’en avoir rien à foutre, et qui au final en a tout à foutre. Ça fait aussi écho aux compagnies aériennes low-cost qui n'en ont rien à foutre de leurs usagers et leurs personnels. Si on finit par juxtaposer une société qui n'est composée que de « rien à foutre » individuels, on s'expose aussi au risque de n'en avoir rien à foutre de chacun des individus.

EM : Ce titre nous a peut-être également motivés à y aller : « rien à foutre », on fonce. C'était aussi une injonction à ne pas faire de compromis et à tenir notre ligne.

Rien à foutre

Affiche de Rien à foutre

Rien à foutre
De : Julie Lecoustre et Emmanuel Marre
Distribution : Condor Distribution
Avec : Adèle Exarchopoulos, Alexandre Perrier, Mara Taquin…

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