Avec ce Don Juan, l’idée était-elle de vous réapproprier le mythe et le moderniser ?
Pas tout à fait. Mon producteur David Thion savait que j’aimais beaucoup les films musicaux, mais le genre était un peu hors circuit… Jusqu’au succès de La La Land et A Star Is Born. Il m’a suggéré qu’il était peut-être temps d’en faire un moi-même, mais en partant d’un sujet connu du grand public. J’ai réfléchi de mon côté, alors que d’habitude, c’est toujours Axelle Ropert, ma coscénariste, qui me propose des projets. Je lui ai dit : « Tiens, il y a peut-être un truc à faire autour de Don Juan ». Je n’ai pas souhaité réaliser une énième adaptation du personnage aujourd’hui, avec une figure de séducteur invétéré plus ou moins volage, mais plutôt une sorte d’inversion où Don Juan, au lieu d'être manipulateur, serait démuni, sincère au lieu d’être cynique, abandonné plutôt que conquérant. Après deux films plutôt grinçants et sociaux, j’ai eu envie de tourner un film d’amour. Du moins qui tourne autour d’une relation amoureuse. J’ai voulu explorer ce qui peut faire basculer la confiance dans un couple ; des choses quasi infimes, sans actes, sans paroles. Dans le film, un simple regard en passant fait naître le doute. Axelle était très intéressée par le mouvement #MeToo et trouvait qu'il était possible de mettre en scène et de travailler une forme de masculinité non-triomphante.
Une sorte de relecture qui renverse les codes…
Exactement. Ce choix donne l’occasion à un acteur, à savoir Tahar Rahim, de jouer quelque chose qu’on associe plutôt aux femmes : le chagrin d’amour. On a souhaité donner à un homme une forme de détresse amoureuse très forte. Ce n’est pas souvent le cas dans les films. Le but était de voir comment aller jusqu’au bout de cette détresse. Je vous résume nos discussions rapidement, mais ce travail a pris des mois à se développer. On a d’abord un peu tâtonné !
Dans le film, Tahar Rahim et Virginie Efira incarnent deux acteurs qui jouent eux-mêmes la pièce Dom Juan… Pourquoi cette mise en abyme ?
Ce n’est pas vraiment une mise en abyme… Il y a eu tellement de films français sur le théâtre, de Jean Renoir à Jacques Rivette. Ce n’était pas ce qui m’intéressait le plus. La façon dont la pièce Dom Juan infuse dans le film est assez discrète. Ce n’est pas vraiment un film baroque sur le thème « où s’arrêtent les coulisses et où commence la scène ».
Vous parliez tout à l’heure du concept initial de comédie musicale. Don Juan a longtemps été présenté ainsi, mais il n’en est pas vraiment une...
Non, c’est vrai. Ce n’est pas une comédie musicale mais il y a quelques moments musicaux, à peu près six chansons dans le film. Ce n’est pas Annette ! Par contre, ces moments chantés en son direct par les acteurs ont leur importance : il y a une sorte de mise à nu des émotions. Les acteurs et les personnages se livrent intimement. Pour caricaturer un peu, dans les comédies musicales classiques, les scènes musicales ou les scènes de danse sont plutôt des promesses d’euphorie communicative. Moi, je fais l’inverse : au lieu d’aller vers une sorte d’extériorité qui emporte tout sur son passage, le film s’enfonce dans l’intériorité des personnages. C’est plus une recherche d’une forme d'intimité presque secrète, plutôt que d’un spectaculaire collectif.
Le choix de Tahar Rahim dans le rôle principal est intéressant. On l’imaginerait facilement en véritable Don Juan, pas en homme au cœur brisé.
Tout à fait. Cet acteur dégage quelque chose de très solaire, de très innocent, de très joyeux. Je me suis dit qu’il y avait certainement un travail inédit à faire avec lui : aller chercher chez Tahar ce qui est sombre, inquiétant, fragile.
Comment est née l’idée du duo avec Virginie Efira ?
C’était une envie personnelle, mais un peu dangereuse, dans le sens où je craignais que Tahar apparaisse presque comme le petit frère de Virginie. Bien que la différence d’âge ne soit vraiment pas énorme, Tahar renvoie quelque chose de très juvénile. Virginie apparaît comme plus mûre dans sa féminité, elle a quelque chose de moins enfantin. Donc on a un peu vieilli Tahar en lui rajoutant des cernes et des cheveux blancs. Mais ce n’est qu’un détail, l’essentiel est le jeu. Une fois vus ensemble – ils n'avaient jamais joué ensemble, ce qui m’intéressait aussi –, je me suis rendu compte que Tahar pouvait tout à fait casser cette juvénilité rieuse qu’il a dans la vie, et jouer sur une autre note. C’est ce qui lui plaît dans le cinéma : il ne vient pas avec une manière d’être dans la vie qu’il voudrait montrer dans les films.
Il était presque déboussolé ! Tahar a une façon de s’abandonner totalement à un projet quand il fait confiance. C’est incroyable et rare chez les acteurs.
Comment Alain Chamfort est-il arrivé dans l’équation ?
Au début, on pourrait croire que c’est un figurant de luxe. Mais sans trop en révéler, son rôle devient très important. Il relance l’histoire, le romanesque. Il n’avait jamais joué ou presque, et j’aime bien diriger des acteurs non-professionnels, même si Alain est dans le show-business. J’avais pensé à Christopher Walken au départ, puis à Jeff Goldblum… Mais c’est très compliqué avec les acteurs américains et leurs agents. Puis cela me semblait un peu « concept » comme idée : pourquoi le personnage aurait été Anglais ou Américain ? J’ai fini par me dire : « Arrêtons ces délires, trouvons un acteur français. » J'ai mis du temps, et j’ai fini par penser à Alain Chamfort. Il avait le bon âge, il savait jouer du piano et évidemment chanter. Finalement, Alain conserve le côté inquiétant de Christopher Walken mais aussi sa douceur ambiguë. En plus, il a une sorte de suavité. Il amène une élégance à la Henry Fonda ou à la Clint Eastwood, avec un visage un peu parcheminé. Mi-inquiétant, mi-mondain. Intense. Il était parfait.
Don Juan
Scénario : Serge Bozon et Axelle Ropert.
Photographie : Sébastien Buchmann.
Musique : Benjamin Esdraffo, Laurent Talon, Mehdi Zannad.
Montage : François Quiqueré.
Coproduction : Les Films Pelléas (France) et Frakas Productions (Belgique).
Distribution : ARP Sélection.
Ventes internationales : MK2 Films.