Avant même la question du récit historique, parlez-nous de votre rapport au continent africain…
Il date de l’enfance. Mon grand-père était maire d’un village de la Mayenne jumelé avec une ville de Côte d’Ivoire. Je me souviens de délégations ivoiriennes débarquant dans notre commune. C’était très fraternel. À 18 ans, je suis parti seul avec mon sac à dos pour un voyage initiatique au Sénégal. J’en garde un souvenir très fort, avec des rencontres passionnantes, notamment celle avec un ancien combattant. Bien plus tard, une fois devenu chef opérateur, j’ai travaillé avec des cinéastes africains comme Idrissa Ouedraogo (Samba Traoré, 1992). Tout au long de mon existence, j’ai ainsi noué un rapport privilégié à ce continent qui passe aussi beaucoup par la musique.
Venons-en à la mémoire de ces tirailleurs sénégalais durant la Première Guerre mondiale, auxquels vous rendez aujourd’hui hommage…
Tout a commencé par la lecture d’un article sur le dernier tirailleur sénégalais vivant. L’homme s’apprêtait à recevoir la Légion d’honneur des mains de Jacques Chirac, en 1998. La veille de la cérémonie, il meurt, comme un pied de nez lancé à la France qui a tardé à faire un réel travail de mémoire. J’ai tout de suite eu envie d’en savoir plus. Je me suis alors plongé dans les récits de ces combattants africains arrachés à leurs villages et dont la majorité n’est jamais revenue. Derrière chaque tirailleur se cache une vie singulière, dramatique…
À quel moment envisagez-vous de réaliser un film sur le sujet ?
Assez vite, même si le temps de concrétiser les choses est toujours très long. Lorsque je me suis décidé à me lancer dans la réalisation d’un long métrage, j’avais deux projets en tête : celui de Tirailleurs, et un autre, plus contemporain, Adama, qui deviendra La Vie en grand (2015), sur l’itinéraire d’un jeune garçon de banlieue parisienne originaire du Sénégal. J’aime me raconter que les héros de La Vie en grand sont les arrière-petits-enfants de Bakary Diallo, le soldat incarné par Omar Sy dans Tirailleurs. Tout s’est accéléré sur le tournage d’Intouchables d’Éric Toledano et Olivier Nakache en 2011, où je cumulais les fonctions de directeur artistique et chef opérateur. Je rencontre alors Omar [Sy] et lui parle de ce projet et de cette question qui guide mon inspiration : et si le soldat inconnu était un tirailleur sénégalais ? Omar a immédiatement accroché.
Il va pourtant falloir attendre plus de dix ans avant que Tirailleurs se concrétise…
Avant le tournage d’Intouchables, un pacte avait été passé avec Éric [Toledano] et Olivier [Nakache]. J’acceptais de signer la lumière de leur film, activité que j’avais mise entre parenthèses depuis une dizaine d’années, s’ils m’aidaient à produire mon premier long métrage en tant que réalisateur. Je leur ai ainsi présenté le producteur Bruno Nahon. L’incroyable succès d’Intouchables nous a portés. C’est ainsi que j’ai pu tourner La Vie en grand. Ce projet était plus accessible pour un premier long, surtout en termes scénaristiques. Tirailleurs a nécessité de longues années d’écriture. Avec mon co-auteur, Olivier Demangel, nous avons tâtonné avant de trouver le bon récit. C’est un travail de longue haleine. Il fallait se plonger dans une histoire lointaine. Un siècle nous séparait de nos héros. Tout partait du Sénégal avec des personnages qui parlaient le peul. Cela multipliait les difficultés pour trouver la note juste.
Justement, comment trouve-t-on cette « note juste » ?
Il y avait d’abord de nombreux écueils à éviter. Ne pas tomber, par exemple, dans une vision victimaire des choses avec une lecture forcément vindicative à l’encontre de l’armée française. L’opposition méchants Blancs/gentils Noirs était forcément stérile. Cette histoire et cette mémoire sont particulièrement sensibles et complexes. Elles charrient des thèmes douloureux comme l’exil, la perte de repères. Ces soldats africains se retrouvaient perdus à cinq mille kilomètres de chez eux, dans le nord de la France, au fond des tranchées, avec la pluie, le froid, le bruit de la mitraille… C’était violent. Être au plus « juste » signifiait entrer à l’intérieur des personnages, afin de comprendre leurs contradictions. Cela impliquait un travail d’archéologie. Nous nous sommes ainsi plongés dans les archives militaires, nous avons consulté les travaux d’historiens… Il fallait exhumer toute cette matière. Nous étions guidés par l’intuition que j’évoquais plus haut autour du soldat inconnu. Comment les restes présents dans la tombe ont-ils été choisis ? Peut-on s’autoriser à penser que ces restes provenaient d’un tirailleur ou est-ce une affabulation complète ? Il fallait que je me base sur une hypothèse solide, sinon, le pari de la fiction s’effondrait. Je me suis donc rendu à l’Office national des Anciens Combattants. J’ai eu, enfin, la certitude que personne ne pouvait renseigner la provenance exacte des ossements du soldat inconnu. Tout était donc ouvert.
Il fallait toutefois imaginer des personnages qui incarneraient ce récit… L’idée de centrer votre histoire sur la relation entre un père et son fils s’est-elle imposée rapidement ?
Non. En près de huit ans d’écriture, il nous a fallu faire plusieurs fois machine arrière et effacer tout ce que nous avions rédigé. Il faut parfois explorer différentes pistes pour trouver le chemin. Est-ce que notre héros est enrôlé de force ou est-ce qu’il s’engage volontairement dans l’armée française ? Vient-il d’un village ou travaille-t-il dans un palace de Dakar ? Est-ce un ambitieux ? À chaque fois, nous nous heurtions à des impasses. Il a même été question de s’inspirer de la vie de Birama Keita, un tirailleur condamné à mort pour avoir tué un officier qui l’avait humilié. Keita a été enrôlé de force. C’était un élément jugé perturbateur, rebelle. Nous avons eu accès aux procès-verbaux de son jugement en cour martiale. C’était particulièrement émouvant de toucher du doigt cette vérité documentaire. Un des personnages secondaires du film porte aujourd’hui le nom de Birama, afin de lui rendre hommage. On s’est aussi intéressés à la mutinerie du 71e bataillon de tirailleurs sénégalais qui a entraîné là aussi des procès militaires. Bref, nous cherchions à partir du réel, mais cela nous ramenait trop souvent à des revendications politiques et aux écueils exposés plus haut. Toutes ces pistes évacuées, nous nous sommes alors concentrés sur le contraste extrême qui pouvait exister entre un village du Sénégal, éloigné des bruits du monde et les tranchées de la Première Guerre mondiale. D’un côté, un lieu pastoral, de l’autre, une nature éventrée. Il nous est rapidement apparu que notre protagoniste serait un berger. L’armée enrôle de force son fils. Il décide de s’engager pour le protéger. Il va faire l’expérience de l’enfer. Dès lors, nous n’écrivions plus un film de guerre mais le récit intime d’un père et son fils. On le sait, les conflits détruisent les liens familiaux et sociaux…
Durant toutes ces années d’écriture, Omar Sy a-t-il suivi les évolutions du projet ?
Je lui faisais lire les différentes versions. Il a accompagné nos doutes, toujours très à l’écoute. Durant ces années, Omar est devenu père lui-même. Le statut de notre protagoniste a donc évolué avec lui…
A-t-il également participé à la production ?
Avec Bruno Nahon, nous cherchions à associer le Sénégal à notre projet. Il fallait donc trouver une société de production locale qui accepte de nous suivre. Il se trouve qu’Omar a monté une société pour développer des projets dans son pays d’origine. C’est par ce biais que nous avons pu solliciter l’aide du FOPICA, l’équivalent du CNC. En associant le Sénégal à notre film, nous voulions sortir de l’ornière coloniale qui véhicule beaucoup de ressentiments, de douleurs, d’inégalités… Nous souhaitions un réel équilibre des forces. L’idée de faire parler nos protagonistes en peul s’inscrit dans cette démarche. Les faire parler français avec un accent fabriqué aurait été ridicule. Omar parle le peul, la langue de ses parents. C’était naturel pour lui. Étonnamment, ce choix n’a pas été un frein pour nos partenaires financiers. Tout le monde, du CNC à Gaumont, a compris l’importance de ce parti pris.
Où s’est déroulé le tournage ?
Pour la partie sénégalaise, dans un petit village peul près de la ville de Podor, à l’extrême nord du pays, le long de la frontière mauritanienne. Les habitants ont participé à la décoration, à la figuration… C’était une belle synergie. La partie française a été tournée dans les Ardennes, à Neufmaison, tout près de Charleville-Mézières. L’idée avec ma chef décoratrice, Katia Wyszkop, était de créer un véritable studio à ciel ouvert, afin de travailler à 360 degrés. Les décors du village et de la tranchée étaient très proches, quasiment collés. Cela facilitait les choses et permettait de travailler en parallèle. Il ne s’agissait pas de faire de la reconstitution historique mais de trouver notre présent. Un présent juste et véritable…
C’est-à-dire ?
Nous avons laissé de côté les documents d’époque qui pouvaient nous donner des indications mais nous obligeaient à se conformer à ce que nous voyions. Nous voulions créer une matière brute. Prenez la tranchée, elle est à moitié écroulée. L’idée de faire joli ne nous intéressait pas. Idem pour les effets spéciaux, nous les avons limités au strict minimum… Nous avons tourné caméra à l’épaule, donc sans grue ni Steadicam, encore moins de rails de travelling. En évoluant à 360 degrés, qui plus est sans lumière artificielle, nous touchions du doigt une certaine vérité. Sur le champ de bataille, nous privilégions au maximum les plans séquences, comme si c’était un soldat qui filmait.
Comment appréhendez-vous la sortie du film ?
Tirailleurs a été montré en avant-première le même soir dans sept salles du Sénégal et sera exploité dans une douzaine de pays africains. C’est formidable. Nous allons aussi encadrer sa sortie en France via un travail pédagogique dans les écoles…
Tirailleurs
Scénario : Mathieu Vadepied et Olivier Demangel
Directeur de la photographie : Luis Armando Arteaga
Chef décoratrice : Katia Wyszkop
Musique : Alexandre Desplat
Production : Mille Soleils, Sy Possible Africa, Unité, Korokoro, France 3 Cinéma, Gaumont
Distribution : Gaumont
Ventes internationales : Gaumont
Sortie en salles : 4 janvier 2023
Soutiens du CNC : Avance sur recettes avant réalisation, Fonds Images de la diversité (production), Aide sélective aux effets visuels numériques