« Titane » et ses fantômes

« Titane » et ses fantômes

19 juillet 2021
Cinéma
Titane (c) Diaphana.jpg
Agathe Rousselle dans Titane (c) Diaphana

Si avec Titane, auréolé de la Palme d’or au Festival de Cannes 2021, Julia Ducournau propose un univers singulier, son film est toutefois habité par des références cinéphiles plus ou moins avouées. Décryptage admiratif.


Christine de John Carpenter (1983)

Dans la noirceur affirmée de Titane, le monde violent et agressif laisse peu de place à l’amour, encore moins à l’humour. Et pourtant... D’emblée, nous découvrons l’héroïne Alexia multiplier les poses lascives sur la carlingue d’une rutilante voiture. Le véhicule, tous phares allumés, semble réagir à cette danse érotique. Plus tard, l’héroïne, répondant cette fois à un appel de son propre bolide, se place sur la banquette arrière. Débute alors une séquence érotique que Julia Ducournau filme avec un mélange de fétichisme, de sensualité et d’humour. Le véhicule témoigne de son plaisir en faisant des sauts répétés sur le parking. Cette humanisation renvoie inévitablement à Christine de John Carpenter (1983), adaptation de Stephen King, dans lequel une Plymouth Fury de 1958 rouge sang jette son dévolu sur un jeune homme à priori banal. Au contact de « Christine », le garçon va peu à peu se muer en être sombre et dangereux. Cette thématique de la métamorphose diabolique, Julia Ducournau la reprend à son compte dans Titane.  

Terminator de James Cameron (1984)

Qui est Alexia l’héroïne de Titane ? D’où vient-elle ? Que poursuit-elle ? Une séquence introductive expose un évènement traumatique (un accident de voiture) qui oblige d’emblée son être tout entier à être « réparé ». On voit ainsi la jeune fille entourée de médecins, prisonnière de tiges en métal censées assurer son rétablissement. Alexia portera dès lors une trace visible de cette blessure originelle. Devenue femme, son apparent mutisme, ses gestes mécaniques et son allure sauvage, évoque le Terminator de James Cameron. Elle aussi doit d’abord s’adapter au monde qui l’entoure pour en faire partie. A l’instar du T-800, Alexia se montre volontiers maladroite. L’héroïne de Titane tient du cyborg, et sous sa peau se devine la trace d’un métal qui lui assure une protection contre d’éventuelles agressions mais semble aussi retenir les élans de son cœur. Cette froideur supposée, le film va tout faire pour l’enrayer et c’est au contact de Vincent (Vincent Lindon), qui l’accueille comme son propre enfant, qu’Alexia peut retrouver des sentiments trop longtemps réprimés.    

Crash de David Cronenberg (1996)

Dès son premier long métrage, Grave, Julia Ducournau revendiquait son admiration pour David Cronenberg et affirmait en substance, dans le dossier de presse du film : « C’est un cinéaste qui compte beaucoup pour moi. Dans ses films, on voit beaucoup de corps mutilés, blessés… Ça peut paraître violent, mais il ne transige pas avec la mort. Il ne met pas de mots pour essayer de l’intellectualiser, de l’adoucir, mais des images. C’est très concret. Cronenberg, c’est surtout le cinéaste qui a le mieux filmé l’aspect psychanalytique d’une métamorphose. » Pour Titane, les fantômes de Crash (Prix Spécial de Jury au Festival de Cannes 1996) planent au-dessus des tôles froissées et des jantes chromées. Sexe et mécanique, fétichisme et pulsion de mort, traduisent les obsessions de personnages qui refusent les plaisirs et les codes imposés par une société soucieuse des normes. Titane comme Crash, sont deux films noctambules. Au milieu du chaos de la nuit, leurs héros accidentés de la vie trouvent un semblant de repos.

Kill Bill 2 de Quentin Tarantino (2004)

Avec sa saga Kill Bill, Quentin Tarantino, à travers une succession de gestes pop azimutés, filmait la trajectoire d’une amazone surnommée « la mariée ». Celle-ci se lançait dans une quête vengeresse pour panser des blessures personnelles et affirmer sa place dans un univers menaçant. Pour le cinéaste américain c’était aussi une manière de revendiquer haut et fort, son amour pour une cinématographie « impure » et secrète (Chambara, films d’arts martiaux hongkongais, western spaghetti...) Cette jubilation infernale et jouissive, Julia Ducournau la reprend à son compte le temps d’une séquence de Titane où Alexia se mue en tueuse effectuant un véritable carnage très chorégraphié. La réalisatrice française n’installe pas pour autant son film dans ce registre « coloré » aussi macabre que stylisé. A la façon de Tarantino, le scénario avance par paliers successifs pour mieux effacer les traces laissées derrière son personnage. Mais là où l’américain cherche la transfiguration d’une cinéphilie débordante, la française s’éloigne des rives de la référence et rompt immédiatement avec la citation. Alexia, son héroïne, ne court pas après des fantômes, mais bien au-devant d’elle-même.  

Grave de Julia Ducournau (2016)

Avec Titane, Julia Ducournau poursuit un voyage qu’elle a elle-même amorcée dans ses œuvres précédentes. Ainsi « sa » Justine (la muse Garance Marillier) découverte dans son court métrage Junior (2011) puis dans Grave (2016) se retrouve aujourd’hui dans Titane. A travers elle, Julia Ducournau dessine une trajectoire. Justine, 13 ans dans Junior faisait l’expérience d’une première métamorphose de son corps. Devenue adolescente dans Grave, elle tentait le grand saut autour des jeunes gens de son âge et affirmait une monstruosité tapie en elle. Jeune fille cannibale, elle expérimentait une sexualité rendue violente par son rejet d’un monde extérieur lui renvoyant l’image d’une créature dangereuse. Justine a été remplacée par Alexia, qui lui ressemble dans cette façon « maladroite » et méfiante d’aborder le monde. Il est émouvant de voir la rencontre des deux personnages dans Titane. Sœurs de sang ou plutôt amantes. Alexia fait ici figure de déesses, elle vampirise Justine, devenue objet sacrificiel.