Avril 1951. Dans un petit bureau des Champs-Elysées, Jacques Doniol-Valcroze, Lo Duca et Léonide Keigel feuillettent les premiers exemplaires d’une nouvelle revue imaginée par André Bazin. Les Cahiers du cinéma. Près de soixante-dix ans plus tard, le magazine, ralliement des cinéphiles du monde entier, est encore là après une histoire tumultueuse reflet des transformations du septième art et de la parole critique.
Les années 50 : Premiers feux
Les Cahiers du Cinéma naissent en avril 1951. C’est André Bazin, créateur de nombreux ciné-clubs et critique de cinéma, qui a donné l’impulsion. Il est assisté de Jacques Doniol-Valcroze, Lo Duca et Léonide Keigel. La première couverture jaune affiche d’emblée la couleur, celle d’un amour pour le cinéma « populaire » hollywoodien. C’est Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder qui a les honneurs de la une. L’édito exprime la position d’une revue qui entend aller contre « une neutralité malveillante qui tolère un cinéma médiocre, une critique prudente et un public hébété. » Ce programme n’est pas sans créer des dissensions en interne. La position d’André Bazin, défenseur d’un cinéma élitiste issu des différentes avant-gardes, se heurte à un groupe de jeunes rédacteurs partisans d’un cinéma à priori moins noble. Ce sera le premier combat de Maurice Schérer (nom de plume d’Eric Rohmer), Hans Lucas (pseudonyme de Jean-Luc Godard), Claude Chabrol, François Truffaut ou encore Jacques Rivette que d’ériger les cinéastes Alfred Hitchcock, Howard Hawks, Nicholas Ray ou Robert Aldrich en nouveaux Balzac et Flaubert. « Le cinéma est l’art classique du XXème siècle. » Cette formule de Maurice Schérer aura valeur d’axiome. La politique dite des auteurs est née. Dans les pages de cette nouvelle revue, le cinéma français, à l’exception de quelques noms triés sur le volet (Jean Renoir, Jacques Becker, Robert Bresson…), est méprisé. En Janvier 1954, François Truffaut lance même un pavé dans la marre avec son texte-manifeste : Une certaine tendance du cinéma français, où il pose les bases de la Nouvelle Vague à venir soit un cinéma moderne, jeune, vivant, libéré de la pesanteur des studios, porté par des nouveaux visages et des scénarii originaux. André Bazin meurt le 11 novembre 1958 à l’âge de 40 ans. L’année d’après, Claude Chabrol, François Truffaut et Jean-Luc Godard signent respectivement Le Beau Serge, Les 400 coups et A Bout de Souffle. Une révolution cinématographique est en marche. Les Cahiers « jaunes » en ont été le berceau.
Les années 60 : entre crise et modernité
Les années 60 débutent avec le A bout de souffle de Jean-Luc Godard en couverture. La Nouvelle Vague est un « produit » des Cahiers qu’il convient d’accompagner. Mais quelques mois plus tard, le nouveau venu Jean Domarchi signe le texte « Peines d’amour perdues » où il s’interroge sur le dandysme affiché de Truffaut, Godard et consorts qui, devenus cinéastes, cessent de collaborer à la revue. C’est le début d’un schisme en interne qui trouvera son apogée avec le combat de Jacques Rivette, partisan d’ouvrir les pages des Cahiers aux milieux intellectuels (sciences humaines, philosophie…) contre le conservateur Rohmer qui défend la cinéphilie pure. Ce dernier est chassé des Cahiers du cinéma. Jusqu’ici apolitique la revue semble soudain se doter d’une conscience révolutionnaire et s’ouvre au monde. Hollywood n’est plus la seule patrie. Mais en 1964, Les Cahiers du cinéma perdent leur indépendance et sont rachetés par Daniel Filipacchi également propriétaire du magazine Salut les copains. Si l’éditeur laisse aux rédacteurs leur pleine liberté, certains s’agacent de cette mainmise jugée contre-nature, d’autant que mai 68 commencent à enflammer les esprits et entraîne une nouvelle forme de radicalité politique et artistique. C’est l’affaire Henri Langlois (André Malraux alors ministre des affaires culturelles du Général de Gaulle veut le chasser de la tête de la Cinémathèque Française) qui marque un vrai tournant. Le Festival de Cannes de 68 est suspendu par Truffaut et Godard et les « anciens » jeunes Turcs aident les nouveaux rédacteurs des Cahiers (Jean-Louis Comolli, Jean Narboni…) à retrouver leur liberté. Daniel Filipacchi accepte de vendre. Durant trois mois, la revue cesse de paraître, le temps de faire peau neuve. L’avenir des Cahiers « jaunes » sera rouge.
L’après-68 : les années Mao
Après Mai 68 et les Etats Généraux du Cinéma, Les Cahiers du Cinéma s’engagent dans une voie radicale. Bientôt, la politique sera pour eux plus importante que le cinéma. Dès l’été 1968, un éditorial appelle à « briser les interdits bourgeois » : le traitement du cinéma commercial est progressivement abandonné par la revue, les photos de films disparaissent, la maquette se fait plus austère, la pensée plus opaque. Conséquence ? Les ventes plongent ! La rupture n’est pas consommée qu’avec Daniel Filipacchi et les lecteurs : symboliquement, le nom de François Truffaut, depuis toujours associé au destin des Cahiers, va disparaître de « l’ours » du journal au début des années 70. Comme si les rédacteurs avaient ainsi voulu tuer le père. Le dialogue avec Jean-Luc Godard, l’autre figure tutélaire, n’est en revanche pas rompu – c’est aussi en miroir de Godard qu’il faut comprendre ces années de « crispation idéologique », comme les qualifiera plus tard Serge Toubiana. De 1972 à 1974, sous l’influence du Tel Quel de Philippe Sollers et du militant syndicaliste Philippe Pakradouni, Les Cahiers se rallient officiellement au maoïsme. Beaucoup de textes écrits à l’époque sont aujourd’hui jugés par les historiens et commentateurs, hermétiques, trop complexes. Mais les années 70 sont aussi le moment où une nouvelle génération de rédacteurs émerge, qui va peu à peu transformer la revue de l’intérieur : Serge Daney, Pascal Bonitzer, Jean-Pierre Oudard, Serge Toubiana, Louis Skorecki… L’obsession du « tout politique » va s’effacer et le cinéma redevenir la priorité.
Années 80 : Le retour au cinéma
De la même façon que Jean-Luc Godard, après l’impasse du maoïsme et de ses essais révolutionnaires, « renaît » au cinéma en 1980 avec Sauve qui peut (la vie), Les Cahiers du Cinéma connaissent au même moment une véritable résurrection. Le départ de Serge Daney pour Libération est vécu comme un moment fort, un tournant, mais, en réalité, c’est sous son influence et sa direction que Les Cahiers ont commencé à rattraper le temps perdu. Le cinéma commercial est à nouveau commenté et les photos ont à nouveau droit de cité. Serge Toubiana initie le « retour à Truffaut », publiant en 1980 la première interview du cinéaste par Les Cahiers du Cinéma depuis… 1967 ! Au-delà de ce dialogue renoué, c’est tout un pan du cinéma, ignoré lors de la décennie précédente, qui existe enfin dans les pages des Cahiers. C’est notamment l’heure du grand « rattrapage » des immenses réalisateurs américains ayant émergé dans les années 70 : Francis Ford Coppola, Martin Scorsese, Steven Spielberg… De nouvelles plumes s’imposent (Olivier Assayas, Nicolas Saada…), qui vont apporter un nouveau souffle. Quelques numéros spéciaux marquent les esprits, comme celui du voyage aux Etats-Unis en 1982, ou le « Made in Hong-Kong » de 1984 (rencontres avec Tsui Hark, King Hu, Ann Hui…). En 1989, une couverture consacrée à Batman, de Tim Burton, fait débat. En mettant en une un blockbuster hollywoodien, Les Cahiers donnent à certains l’impression qu’ils sont « vendus » à la machinerie commerciale américaine la plus agressive. Pourtant, ce faisant, ils consacrent un auteur, Tim Burton, et réaffirment que leur champ d’études a toujours concerné tout le spectre du cinéma. Exactement comme à l’époque où ils chantaient les louanges d’Alfred Hitchcock.
Années 90 et suivantes : images mutantes
De 1991 (année où Serge Toubiana quitte la rédaction en chef au profit de Thierry Jousse) à aujourd’hui, Les Cahiers du Cinéma poursuivent leur route, au gré des rachats, des nouvelles formules, des changements de lignes éditoriales, celles-ci étant parfois pensées « contre » les précédentes. Malgré les changements d’équipes, la fidélité à certains cinéastes semble indéfectible : Resnais, Eastwood, Kiarostami, Moretti, Oliveira, Lynch. Et Godard, for ever… Le véritable fil rouge, au cours de cette histoire longue de trois décennies, qui voit notamment la revue fêter son numéro 500 (en 1996, avec Martin Scorsese comme rédacteur en chef invité), est la réflexion constamment renouvelée autour des images « autres », « extra-cinématographiques » : télévision, séries, clips, pubs, jeux vidéo, télé-réalité… De la mention provocatrice de l’émission Loft Story dans leur « top » de l’année 2001 au sacre contesté de la série de David Lynch, Twin Peaks : The Return (élu meilleur « film » des années 2010), la revue n’aura eu de cesse de questionner les nouveaux régimes d’images et de tenter de redéfinir les contours d’un art mouvant et volontiers mutant. A ce titre, la question posée en couverture du numéro de mars 2018 était emblématique : « Pourquoi le cinéma ? ». C’était une manière de réaffirmer l’amour d’un art menacé par le triomphe des plateformes, d’Internet et de la dématérialisation. Mais « Pourquoi le cinéma ? » est aussi, d’une certaine façon, une question que posent Les Cahiers depuis le premier jour.
Le projet
Le projet des nouveaux actionnaires consiste à pérenniser et développer les Cahiers du Cinéma en leur redonnant un ancrage français. L’ambition est de donner à la revue un nouveau souffle et de nouveaux moyens, afin de redéployer ce titre légendaire dans les univers média et hors média.
Julie Lethiphu, actuelle déléguée générale de la SRF, rejoindra les Cahiers du Cinéma au printemps prochain pour en assurer la direction générale.