Comment êtes-vous arrivé au documentaire ?
Vadim Dumesh : Je viens des sciences humaines. J’ai ensuite étudié la production de cinéma à l’école Sam Spiegel, à Jérusalem. Pendant plusieurs années j’ai travaillé en tant que régisseur et producteur de films documentaires. J’ai rapidement été attiré par le travail de terrain inhérent au genre notamment l’immersion et la cohabitation que ce type de cinéma implique. Vers 2015, j’ai décidé de passer derrière la caméra et j’ai réalisé mon premier court métrage, Dirty Business. Je me suis installé en France, j’ai continué mon parcours académique avec un master en arts et politique, et aujourd’hui j’étudie au Studio national des arts contemporains Le Fresnoy à Tourcoing. J’y écris une thèse sur les pratiques de cocréation documentaire. Une méthode de travail que j’ai commencé à utiliser avec ce film, La Base.
Dans ce film, vous donnez la parole aux chauffeurs de taxi parisiens de la BAT (base arrière-taxis), à Roissy. Pourquoi avoir choisi ce lieu ?
J’ai découvert cet endroit un peu par hasard il y a huit ans, par le biais d’un ami qui faisait des recherches sur les systèmes de transport en Île-de-France. Il savait que je venais de m’installer à Paris et que je cherchais un sujet pour un film. Découvrir la base arrière, cet endroit kaléidoscopique où coexistent plusieurs communautés des quatre coins du monde, m’a autant bouleversé que séduit. C’est un lieu vraiment particulier : ni vraiment le travail ni vraiment la maison. Les chauffeurs en ont fait un espace-temps qui leur est propre.
Comment vous ont-ils accueilli ?
J’ai rapidement dû être transparent sur la nature de ma venue. Je me rendais quotidiennement sur les lieux, et ils ont très vite compris que je n’étais pas chauffeur, même si j’ai essayé de brouiller les pistes en m’habillant comme eux. J'ai fait de cette base mon deuxième foyer. C’est à cette époque que les VTC arrivaient sur le marché. Les chauffeurs étaient confrontés à une mutation de leur métier. Ce contexte m’a poussé à réfléchir à un dispositif participatif qui pouvait offrir une « puissance d’agir ». Je voulais qu’ils aient la possibilité de prendre la parole, de contrer le sentiment de dépossession qu’ils ressentaient. Je les ai donc invités à participer à cette activité créatrice et à filmer eux-mêmes leur quotidien afin d’archiver leurs souvenirs.
Comment s’est mis en place ce dispositif ?
J’ai commencé à effectuer des premiers repérages avec mon téléphone portable pour la simple et bonne raison que je n’avais pas au départ l’autorisation de tourner. La base est un lieu très surveillé et contrôlé. Je me suis très vite rendu compte que tous les chauffeurs possédaient un smartphone, autant pour documenter cet endroit que pour envoyer des vidéos à leurs proches à l’étranger, ou encore simplement tuer le temps. L’idée de les faire participer avec leur propre téléphone m’est venue à l’esprit, car c’était finalement un outil très approprié. L’enjeu était ensuite de choisir ceux qui allaient contribuer au projet. J’ai directement repéré Jean-Jacques, la mascotte de la base. Tout le monde m’en parlait. Pour les autres, j’ai adopté une stratégie différente : j’ai laissé les plus curieux venir vers moi. J’ai créé une sorte d’atelier où j’expliquais ma vision et écoutais leurs envies et références cinématographiques afin de trouver le langage qui était le plus approprié. Avec tous ces facteurs, on a commencé à réfléchir à une écriture et à une mise scène personnalisées pour chaque chauffeur. C’est ainsi que le film a trouvé sa forme chorale.
Combien de temps avez-vous travaillé sur ce documentaire ?
Le film a mis presque huit ans à se mettre en place. Il fallait que je puisse gagner la confiance des chauffeurs et m’immerger totalement dans ce lieu atypique. Recourir à un dispositif participatif implique de travailler différemment. Je devais m’adapter à leur rythme de vie fragmenté : c’était le prix à payer. Le tournage s’est ensuite étalé sur cinq à six ans. Il a dû être interrompu plusieurs fois pendant la pandémie, ce qui a étonnement permis de créer un effet dystopique dans le film (les travellings dans un aéroport désert par exemple), mais aussi de documenter le passage de l’ancienne base à la nouvelle base.
Comment s’est déroulé le montage avec autant d’images accumulées pendant toutes ces années ?
Le travail a été assez intense. Avec Clara Chapus, la monteuse du film, nous avons dérushé environ quatre ans de tournage. Le Fresnoy a été la première institution à soutenir le projet. Puis nous avons été accueillis pendant plusieurs mois en résidence au Centre de création Périphérie, à Montreuil. Nous avons monté le film autour de quatre personnages principaux tout en essayant de maintenir une narration circulaire, avec un mouvement constant entre les différents points de vue.
Vous avez remporté le prix des Jeunes du Cinéma du réel 2023. Toucher la jeunesse était-il l’un des moteurs de votre travail ?
Non, cette récompense a été une très grande surprise ! Il y a eu une projection scolaire, au Cinéma du réel, pendant laquelle j’ai vu que les jeunes spectateurs réagissaient très bien au film. Ils ont beaucoup aimé la structure narrative fragmentée, et je pense que ce principe d’autodocumentation avec le téléphone portable leur est très familier. Et même si La Base suit des chauffeurs vieillissants, le jeune public se retrouve dans le film. Le phénomène s’est d’ailleurs reproduit à Copenhague, lors d’une projection au festival CPH:DOX (Festival international du film documentaire). J’ai pu constater que mon cinéma intéresse les jeunes de moins de 30 ans même à l’étranger. J’espère que le film connaîtra la même dynamique en salles cette semaine.
LA BASE
Réalisation et scénario : Vadim Dumesh
Photographie : Vadim Dumesh, Ahmed Mguiada, Jean-Jacques Papon, Kham Vong
Son : Vadim Dumesh
Montage : Clara Chapus
Production : Les Films de l’œil sauvage
Distribution : Tangente Distribution
Sortie le 3 avril 2024
Soutiens du CNC : Fonds Images de la diversité (Aide au développement, Aide à la production, Aide à la distribution), Fonds d’aide à l’innovation audiovisuelle (FAI Doc)