Vous ne venez pas du milieu de l’audiovisuel. Comment vous êtes-vous retrouvée à produire des projets en VR et en réalité augmentée ?
J’ai commencé dans l'édition de livres d’art et de beaux livres illustrés, puis j’ai travaillé une dizaine d'années sur des catalogues d'exposition. J’étais donc déjà dans le milieu muséal. Dans les années 2009-2010, je me suis intéressée à l'arrivée des tablettes et à ce qu’elles pouvaient apporter à l'édition en matière de lecture augmentée, de vidéos, de sons, d’interactions... C'est comme cela que je suis arrivée à la production : j’ai monté une première entreprise qui s'adressait aux éditeurs afin d’enrichir leurs livres avec des médias animés. Ils étaient plutôt enthousiastes sur ces formats mais il n'y avait pas de modèle économique et ils n’avaient pas les moyens d'investir. Je me suis donc tournée vers la production audiovisuelle qui savait faire de l'image animée et qui bénéficiait de dispositifs d'aide, notamment avec le CNC. Il y avait globalement une réflexion sur l'interaction autour de la narration animée.
J’ai rejoint ensuite Camera Lucida pour monter un département dédié aux nouveaux médias. On a commencé par le webdocumentaire et des applications pour tablettes qui mêlaient des films produits pour la télévision et des séquences interactives pour les enfants, comme Le Carnaval des animaux réalisé par Andy Sommers et Gordon ou encore Pierre et le loup de Gordon, Corentin Leconte et Pierre-Emmanuel Lyet.
Sentiez-vous, à ce moment-là, que la VR était une bonne matière à travailler ou s’agissait-il simplement d’une forme d’expérimentation ?
En fait, je suis arrivée à la réalité virtuelle par un auteur-réalisateur qui avait testé le casque Oculus aux États-Unis. Il m'a proposé un projet, déjà pensé pour cette technologie, qui m'intéressait énormément éditorialement parlant. Après avoir essayé un casque, j'ai su qu'il avait raison. Mais ce n'est pas la technologie qui m'a amenée à la VR : notre façon de travailler chez Camera Lucida - et maintenant chez Lucid Realities - consiste à chaque fois à partir du concept éditorial et à se tourner vers la technologie qui lui correspond. Pas l'inverse.
Mais vous semblez privilégier la VR et la réalité augmentée.
Aujourd'hui oui, mais on réfléchit aussi à d'autres formats. Il est vrai qu'on travaille sur des créations interactives dans lesquelles on engage l'audience d’une façon différente que sur un projet linéaire. A l’écriture, on se demande en premier lieu : comment l'audience peut-elle faire partie de la narration ? Cela passe aussi par les lieux dans lesquels on propose ces expériences. Pour The Enemy réalisé par Karim Ben Khelifa, on a vite réalisé qu'on avait besoin d'espace et d’endroits qui amènent à la réflexion, avec un aspect éducatif et pas un parc d'attractions ! En se demandant où trouver 300 m2 avec de la médiation autour, il est devenu évident que cela devait être des musées. Il fallait donc que l’expérience soit multi-utilisateurs, pour pouvoir toucher un certain nombre de gens en même temps et atteindre des jauges qui pourraient intéresser des lieux... Cette réflexion autour de l'exploitation a formaté le projet, sans pour autant perdre l'éditorial de départ.
Vous sentez une appétence particulière des musées pour la réalité virtuelle ?
Oui, car ils s’y retrouvent en termes d’image et ce type d’installation leur permet de toucher le public des 15-35 ans qu'ils ont d'habitude du mal à faire venir. C’est aussi une autre façon de parler des œuvres, plus ludique, tout en restant scientifique. Les musées cherchent également de nouvelles manières de faire de la médiation. Et comme c’est un lieu immersif, il est logique d’y proposer des expériences immersives.
Aujourd’hui, la réalité virtuelle est aussi bien utilisée dans des installations muséales que dans des parcs d’attractions ou encore des jeux vidéo… Après des années de recherches et de discussions, existe-t-il un marché concret de la VR ?
Je pense que la VR en tant qu'outil a de l'avenir. Mais effectivement, on constate que le marché est encore en train de se mettre en place. Ça ne veut pas dire qu'il est là : il est très clair qu'il va falloir encore quelques années. Nous ne sommes pas encore au niveau du cinéma. On se situe exactement à un moment où tout est encore à faire, où tout est possible, ce qui pour nous est plutôt source d'espoir. On sent qu’il y a de plus en plus de lieux qui accueillent la réalité virtuelle dans notre champ culturel et narratif.
Certains se sont demandé si la réalité virtuelle allait arriver à maturité quand tout le monde aura un casque chez soi. Finalement, c’est une technologie qui semble davantage exister dans le partage et qui se vit surtout dans des lieux dédiés.
Ça a été notre pari dès le départ : je n'ai jamais cru que les casques allaient toucher le grand public en arrivant directement chez les gens. Il y a encore besoin de médiation et en effet, c’est un outil génial pour des expériences à plusieurs. Pas forcément toutes multi-utilisateurs d’ailleurs, mais des expériences pour lesquelles on va dans un lieu, à plusieurs, et les échanges peuvent être sur plusieurs niveaux. Les utilisateurs n’interagissent pas forcément entre eux, mais peuvent discuter avant ou après… Il y a énormément de formats à créer. Aujourd’hui, nous travaillons sur des expériences qui sont à la convergence entre l'exposition, le cinéma et le spectacle vivant. Et cette convergence s'explique par le fait qu’on diffuse dans ces trois types de lieux. Tout se mélange : de plus en plus de théâtres utilisent de l’audiovisuel, certaines expositions sont entièrement numériques... On essaie de mélanger un peu ces trois modèles économiques pour trouver celui qui nous est propre.
Comment travaillez-vous concrètement ? Vous accompagnez les projets de A à Z ?
Oui. Ces projets sont souvent proposés par des réalisateurs, ou on les initie, notamment pour les musées. On travaille vraiment comme une société de production, avec des réalisateurs et des auteurs qu'on accompagne plus ou moins sur l’écriture et la conception du projet. Nous sommes une toute petite équipe de quatre personnes, dont une chargée de production, un assistant de production et quelqu’un qui s'occupe de toute la partie distribution.
Quels projets avez-vous actuellement ?
On travaille beaucoup dans le champ de l'art contemporain. On produit actuellement le projet de Nina Barbier et de Hsin-Chien Huang qui s'appelle The Starry Sand Beach, et qu'on espère sortir avant la fin de l'année. On a aussi un projet en production exécutive, Lady Sapiens, coproduit par Little Big Story et Ubisoft, qui va entrer prochainement en production. Et on développe - à un niveau un peu moins avancé - plusieurs projets avec des musées, dont celui d’Orsay (Quand la petite danseuse sort de sa boîte, écrit et réalisé par Gordon et Marie Sellier) avec lequel nous avions déjà coproduit Claude Monet - L’Obsession des Nymphéas réalisé par Nicolas Thépot. Enfin, nous travaillons, en partenariat avec le Centre des monuments nationaux, sur Archi VR (réalisé par Gordon) dont le premier épisode sera consacré à la Villa Savoye de Le Corbusier. Côté réalité augmentée, nous avons enfin le nouveau projet de Karim Ben Khelifa, One Gram, qui utilise votre téléphone pour vous raconter le lien qui existe entre celui-ci et le Congo, en particulier l’enjeu de la traçabilité des minerais rares.
Partir vers la réalité augmentée au lieu de la réalité virtuelle, c’est une façon de toucher plus de monde ?
On touche effectivement plus de monde, mais c’est toujours un choix éditorial. One Gram joue sur la prise de conscience et veut faire changer le rapport des gens à leur téléphone, tout en leur faisant comprendre la façon dont ils sont fabriqués. Il semblait donc évident de le faire sur smartphone.