Pourquoi lier self-défense et réalité virtuelle ?
À l’origine de Fight Back, il y a ma rencontre en 2017 avec les « Sun Ladies », les combattantes yézidies qui affrontaient Daesh en Irak. J’ai été frappée par leur immense force d’âme et leur détermination. Par la suite, j’ai voulu développer une série documentaire en VR sur les femmes qui apprennent à se défendre partout dans le monde, afin de montrer les énormes bénéfices du self-défense, bien au-delà de la sécurité individuelle. C’est alors que j’ai eu l’idée d’utiliser la VR pour faire ressentir ces bienfaits, au lieu de simplement en parler. La VR est un outil parfait pour l’apprentissage et le ressenti d’émotions à la 1re personne. Elle est d’ailleurs déjà utilisée avec beaucoup de succès pour la rééducation physique, le traitement des phobies et du syndrome post-traumatique.
Comment pense-t-on une expérience VR comme outil d’apprentissage ?
Nous avons consacré un temps énorme à la recherche et à la consultation de spécialistes sur la violence faite aux femmes et les solutions pour y remédier. Nous avons abouti à un document de synthèse qui fait plus de 70 pages, et des heures d’interviews que nous avons soigneusement retranscrites. Très rapidement, nous avons compris qu’il fallait faire très attention à la façon donc nous allions aborder cette thématique. Il était important de prendre en compte le fait que notre public cible n’avait probablement jamais essayé de casque VR, et ne se considérait pas comme des joueurs ou joueuses invétéré(e)s de jeux vidéo. Tout le design du jeu, ainsi que les interactions et l’interface se devaient d’être très accessibles et faciles d’utilisation. La courbe de progression et d’apprentissage a dû être soigneusement planifiée, les informations importantes devaient être répétées plusieurs fois et de façons différentes. Le but était certes de créer une « mémoire musculaire » de certains gestes de défense, mais surtout un souvenir émotionnel : celui de se sentir fort ou forte dans son propre corps.
Fight Back est avant tout destiné aux femmes puisqu’il s’agit d’évoquer les agressions physiques qu’elles subissent. Comment la VR permet-elle de s’emparer d’un tel sujet de société ?
Le plus grand danger pour les femmes n’est pas d’être attaquée dans une ruelle sombre par un inconnu. Les études de l’ONU l’ont montré : le lieu le plus dangereux pour une femme c’est… son propre foyer ! La plupart des féminicides sont commis par des proches de la victime. Dans Fight Back, l’ennemi n’est pas un inconnu stéréotypé. Les joueurs et joueuses affrontent leurs propres peurs, leur manque de confiance en eux, et notamment cette petite voix dans notre tête qui nous répète sans cesse que l’on n’est pas de taille, qu’on n’y arrivera pas, et qu’on n’est pas assez forts ou fortes. En affrontant nos propres limitations, nous pouvons prendre conscience de notre extraordinaire potentiel. C’est en tout cas ce que nous avons essayé d’accomplir avec Fight Back.
L’idée était-elle aussi de rendre le self-défense ludique ?
Le self-défense l’est déjà par nature ! Étant moi-même pratiquante des arts martiaux depuis plus de vingt ans, et instructrice certifiée en « Empowerment Self-Defense » aux États-Unis, je n’ai fait qu’inscrire l’expérience Fight Back dans un contexte narratif. La gamification s’est faite de façon très naturelle et légère, avec l’aide de notre game designer Maëlle Holtzer, en restant le plus proche possible de véritables gestes de self-défense.
Pourquoi avoir imaginé un univers onirique ?
L’approche poétique et métaphorique est un aspect que j’utilise beaucoup dans mon travail, comme pour ma précédente œuvre VR The Key (prix de la VR à la Mostra de Venise en 2019). Je trouve ce langage extrêmement efficace pour aller parler directement à l’âme des participants et participantes. Il permet aussi de contourner les protections émotionnelles que l’on met automatiquement en place si on connaît d’avance le thème de l’histoire racontée, à l’image des réfugiés pour The Key, ou du self-défense pour Fight Back. Cela permet de toucher un plus large public
Comment avez-vous géré la marge de progression des joueurs ?
Ce fut probablement le plus grand défi de Fight Back. Comme je vous le disais plus tôt, nous savions que notre cœur d’audience n’avait pas ou peu d’expérience dans les jeux vidéo, et encore moins en VR. Il fallait donc créer une expérience qui guide beaucoup, avec une courbe de difficulté douce, tout en donnant un certain « challenge » aux plus expérimenté(e)s. Nous avons beaucoup itéré les différents niveaux, et « playtesté » l’expérience autant que possible. Nous avons ensuite adapté le curseur de difficulté des ennemis en fonction de nos observations.
À quel point Fight Back permet-il d’être capable de se défendre dans la vraie vie ? Avez-vous fait des tests en conditions réelles ?
Fight Back n’est pas un programme d’entraînement au self-défense. C’est une expérience qui vise à booster la confiance en soi, et donner envie de se former au self-défense. Le but, c’est de donner un petit coup de pouce, un déclic qui, nous l’espérons, poussera de nombreuses personnes à contacter des associations de self-défense proches de chez elles. Nous étions en sélection officielle à Venise il y a quelques mois, et nous avons eu l’occasion d’être présents lorsque plusieurs centaines de personnes ont testé Fight Back. Nous avons pu être témoins de ce fameux déclic à plusieurs reprises, notamment des participantes qui finissaient en larmes : des larmes de joie après s’être senties toutes puissantes dans leur propre corps pour la première fois.
Le choix des voix de Fight Back est important : quel message souhaitiez-vous faire passer en demandant à Adèle Haenel, Aissa Maïga ou Camélia Jordana de participer au projet ?
Notre casting pour les voix françaises de Fight Back est un rêve devenu réalité : Adèle Haenel, Aissa Maïga et Camélia Jordana symbolisent un féminisme incarné et positif. Elles sont de véritables modèles pour celles et ceux qui en ont assez des abus et des violences pour des questions de genre, et ont décidé de ne plus se laisser faire. Leur générosité à soutenir Fight Back nous a beaucoup touchés, et leurs voix correspondaient parfaitement aux personnages incarnés que les participants et participantes découvriront dans l’expérience. Camélia Jordana a également accepté de chanter pour la bande originale. Une expérience mémorable pour tous les membres de l’équipe présents ainsi que pour Julie Roué, notre compositrice.
Fight Back a donc une vocation plus large que le self-défense. L’idée est-elle également de parler de féminisme ?
Tout à fait. Nous mettons en avant le self-défense dans notre communication autour du projet, mais le cœur de notre thématique, c’est la force et l’importance de la « physicalité » des femmes, ainsi que la nécessité de respecter nos corps et nos limites personnelles. En découvrant l’efficacité de certains gestes, en affrontant cette voix intérieure qui nous limite, en écoutant le récit passionnant de femmes combattantes oubliées de l’Histoire, et en sensibilisant nos allié(e)s à l’importance de l’empowerment physique des femmes, nous espérons sincèrement changer la vie de nombreux participants. Le changement commence en nous, peu importe notre genre ou non-genre. Il continue par l’éducation des générations futures que nous espérons plus épanouies dans leur propre corps, et plus respectueuses de celui des autres.
Fight Back
Expérience immersive en temps réel de 40 minutes
Écriture et réalisation : Céline Tricart
Game design : Maëlle Holtzer
Musique : Julie Roué
Produite par Marie Blondiaux et Céline Tricart
Coproduction : Red Corner, Lucid Dreams Productions, France Télévisions
Disponible sur Meta AppLab le 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes.
Soutien du CNC : Fonds d’aide à la création immersive, Aide aux techniques d’animation