Il y a trois ans, l’artiste JR investissait le Palais de Tokyo avec une fresque photographique gigantesque, « JR, Chroniques de Clichy-Montfermeil ». Une œuvre aux mille visages censée témoigner à la fois de la violence, des injustices mais aussi de la vitalité qui irriguent certains quartiers populaires. Trois ans plus tard, à la même place, c’est au tour de trente élèves issus de l’école Kourtrajmé basée en Seine-Saint-Denis d’occuper l’espace de ce temple de l’art contemporain parisien. Un peu comme si certains des visages représentés dans la fresque avaient soudain décidé de traverser le miroir, de descendre du mur, pour prendre la parole autrement.
L’exposition « Jusqu’ici tout va bien » a pour commissaires d’exposition Hugo Vitrani, Mathieu Kassovitz, Ladj Ly et JR. L’intitulé de ce projet reprend sciemment le mantra du film culte La Haine, véritable source d’inspiration et ligne directrice de cet événement. Chacun des élèves devait en effet imaginer une œuvre en se servant de l’énergie du film et des traces qu’il continue de laisser dans la culture populaire comme en témoigne le succès des Misérables de Ladj Ly en 2019.
Le film de Mathieu Kassovitz débarque sur les écrans en 1995, devenant dans la foulée un phénomène artistique, social et culturel. Porté par un noir et blanc très pur, le cinéaste évoquait à travers le destin de trois amis - Vinz, Saïd et Hubert - les bavures policières, le racisme, la ghettoïsation et plus globalement la façon dont certaines populations restaient totalement exclues de la société française… C’est ce film qui a permis notamment la création du collectif Kourtrajmé, « une bande de potes qui viennent de différents milieux sociaux, aime à rappeler Ladj Ly. On se connait tous depuis que l’on a 10 ans (…) Pendant 10 ans, c’était de la débrouillardise, on appelait des potes pour se faire prêter une caméra, un micro, qu’on allait récupérer à l’autre bout de Paris. » De Kourtrajmé ont émergé Kim Chapiron, Romain Gavras, JR, Mouloud Achour, Toumani Sangaré. Mais Kourtrajmé est aussi depuis 2018 une école qui accueille gratuitement des élèves et les forme aux métiers artistiques : cinéma, photographie, arts plastiques et visuels… L’école Kourtrajmé est basée à Clichy-sous-Bois/ Montfermeil, communes de Seine-Saint-Denis et théâtres des révoltes populaires de 2005 suite à la mort accidentelle de deux jeunes électrocutés en essayant de fuir un contrôle policier.
Parmi les œuvres présentées au Palais de Tokyo, on peut voir une installation « performée » d’Emilie Pria, baptisée La chambre de Sarah. Sarah c’est la sœur de Vinz (Vincent Cassel), personnage « invisible » du film de Kassovitz. Emilie Pria lui donne aujourd’hui une présence, un monde, une place... « En revoyant La Haine, explique l’artiste, je n’ai pu m’empêcher de remarquer que la caméra ne faisait qu’effleurer ces personnages féminins, qui n’existent que par leur rapport de parenté aux personnages principaux. J’avais envie de parler de ces personnages oubliés des fictions, mais aussi de l’Histoire en général et de leur rendre une existence propre. » Une approche engagée empreinte de féminisme, qui n’hésite pas à prendre ses distances avec le film. Mathieu Kassovitz valide totalement ce regard critique, « irrespectueux ». « Certains artistes présents ici n’étaient même pas nés quand La Haine est sorti. Le seul conseil que je leur ai donné c’est : ‘Faites ce que vous avez à faire. Interprétez, non pas seulement le film, mais l’énergie qui en découle…’ La Haine parle du regard, d’une demande de regard de celles et ceux qui n’étaient pas regardés, qui étaient juste des gens catégorisés dans des pourcentages. Aujourd’hui, cette jeunesse-là réussit à trouver sa voie, sa place… »
Au fil de l’exposition, on peut découvrir plusieurs travaux photographiques qui se répondent. Ainsi les visages de femmes en lutte, « des femmes porte-étendards » (Ta mère d’Elea Jeanne Schmitter), semblent regarder ces clichés de Tassiana Aït Tahar (Toujours la même), réappropriation de scènes du film à travers des gestes quotidiens. Il y a aussi des installations insolites comme ces chaises Monobloc dont le plastique blanc a été recouvert d’une matière rappelant le béton (Ouaiçiboulaa ! d’Ismail Alaoui Fdili) ou encore cette fresque émouvante d’Aristide Barraud, Abdel, qui fait directement écho au travail d’Emilie Pria. L’artiste a voulu raconter l’histoire d’Abdel Ichaha, victime d’une bavure policière, véritable point de bascule de La Haine, mais dont la seule présence dans le film se limitait à un portrait diffusé dans les JT.
« Cette exposition est le fruit d’un travail extraordinaire, commente Emma Lavigne, présidente du Palais de Tokyo. Un travail réalisé au sortir du confinement en quelques semaines seulement. Je suis heureuse de voir comment un film comme La Haine a servi de matrice à la créativité, la liberté, la générosité. C’est une œuvre d’une incandescence extraordinaire, un cri d’alerte, une prise de conscience, mais aussi un cri d’amour. »
Pour Hugo Vitrani, commissaire de cette exposition, entouré de Ladj Ly, JR et Mathieu Kassovitz, ce projet permet d’être dans le concret, de rendre l’enseignement vivant. « Je me souviens de ma frustration après avoir été faire une master class au sein de l’école Kourtrajmé. La théorie est certes essentielle mais il fallait à tout prix lancer ces jeunes dans le grand bain, les confronter à la réalité du monde de l’art. Lors d’une conférence de presse, JR a annoncé que les élèves de l’école allaient bientôt être exposés au Palais de Tokyo. Or, rien n’était encore décidé, ni organisé… Cette déclaration, totalement imprévue, a tout déclenché. Nous ne pouvions plus reculer. Ladj Ly, JR et Mathieu Kassovitz déploient une énergie phénoménale, ce sont de vrais tourbillons. »
JR, lui, a tenu en guise de conclusion à rappeler les fondamentaux de l’école. « Il nous a fallu ne retenir qu’une trentaine de projets. Les artistes qui n’ont pas été sélectionnés ont été invités à travailler avec les autres pour les aider à finaliser leurs œuvres. C’est ça l’esprit du collectif, la force de Kourtrajmé. On avance ensemble ! »