Pourquoi une BD interactive et pas un documentaire traditionnel ?
Nicolas Rouilleault : Fin 2015, j’ai commencé à imaginer une expérience interactive permettant de découvrir la vie et l’œuvre de Mano Solo, et j’ai parlé de ce projet à Geneviève Hémard, l’une de ses demi-sœurs. Mais je n’ai découvert son texte autobiographique inédit, Les Ailes aux talons, que deux ans plus tard, en juin 2017, grâce à l’intermédiaire de Fatiha Bendahmane, sa manageuse tout au long de sa carrière qui a également édité certains de ses albums. En découvrant cet écrit, j’ai immédiatement su que mon projet allait se recentrer autour de ce texte. L’idée d’en faire une bande dessinée interactive s’est imposée assez rapidement car je souhaitais mettre en valeur, autant que possible, les mots de Mano Solo. C’était une manière de lui laisser la parole dix ans après sa mort. C’est ainsi que j’ai commencé à imaginer une expérience dans laquelle s’entremêleraient des extraits des Ailes aux talons avec ses œuvres graphiques.
Avez-vous choisi les archives graphiques en fonction des extraits du texte sélectionnés pour la BD ?
Plusieurs paramètres sont entrés en ligne de compte. Il y avait d’une part la volonté de montrer l’étendue de la palette graphique de Mano Solo et la diversité des supports sur lesquels il s’exprimait (dessins, peintures, linogravures, bandes dessinées…). Et d’autre part, le texte lui-même nous a suggéré certaines associations. Des œuvres faisaient en effet directement écho à des passages du texte et inversement.
La BD aborde plusieurs années de la vie de Mano Solo, mais pas de manière chronologique. C’est pour suivre la trame du texte original ?
Elle respecte effectivement la chronologie de l’ouvrage, même si nous n’avons utilisé que certains extraits de tailles variables, couvrant presque chacun une année. A la lecture du texte, nous sentions que ces allers-retours temporels étaient volontaires. Nous avons donc eu envie de respecter ce choix fait par l’artiste.
La BD - comme le texte - évoque notamment la relation entre Mano Solo et son père Cabu.
Evoquer Cabu lorsqu’on parle de Mano Solo est un peu tabou : il détestait qu’on cite son père lorsqu’on parlait de son travail. Pour certains fans très attachés à son œuvre, parler de Cabu revient à être hors-sujet. Mais les retours des fans sont pour la plupart très positifs. Personnellement, je trouve qu’il était essentiel d’aborder ce sujet car il permet de montrer que Mano Solo partageait avec son père une passion pour le dessin et la performance graphique. Ça souligne son héritage aussi bien artistique que politique : on sent que l’esprit de révolte qui l’animait venait aussi bien de sa mère que de son père. Enfin, si j’ai parlé de Cabu, c’est aussi parce que Mano Solo en parle beaucoup dans son texte.
Pour la musique, vous avez travaillé avec Eric Bijon, un fidèle collaborateur de Mano Solo.
Nous avions à cœur de travailler avec lui qui a été son musicien et arrangeur et qui a composé plusieurs titres de ses cinq premiers albums. Le fait d’utiliser une musique originale d’Eric Bijon permettait d’être dans un univers musical rappelant celui de Mano Solo, sans utiliser ses musiques. J’ai l’impression que la musique permet, lorsqu’on parcourt la BD interactive, de mieux se projeter dans le moment dans lequel il a écrit son texte.
Vous auriez pu rendre l’expérience encore plus immersive en utilisant la VR. Pourquoi ne pas avoir choisi cette technologie ?
Le projet de départ devait justement être une expérience immersive, avec un casque VR permettant au spectateur de se plonger dans la mythologie parisienne de Mano Solo. On devait aborder là-aussi, comme dans la version finale, l’œuvre de Mano Solo d’un point de vue graphique, même si la réalité virtuelle nous orientait vers quelque chose de très différent. Mais nous avons réalisé que l’expérience interactive pour mobiles était le moyen le plus sûr et efficace pour toucher notre public, qui en l’occurrence est francophone.
Pourquoi ?
Aujourd’hui, lorsqu’on conçoit des œuvres VR, il est difficile de faire des sujets « très français ». Il faut internationaliser car peu de personnes sont équipées de casques VR. Ce type de projets « art et essai » est donc davantage destiné aux festivals, il faut donc viser un public international.
Si Mano Solo, vive la révolution ! est visible sur ordinateur, cette BD interactive est pensée au départ pour les tablettes et smartphones. Quelles étaient les contraintes du format vertical ?
Il y a eu certaines difficultés pour l’utilisation d’archives qui étaient en format paysage. Il fallait trouver une manière d’agencer tous les contenus en respectant autant que possible le matériel utilisé. Nous devions trouver une expérience utilisateur permettant de consulter tous ces documents de manière agréable et linéaire, sans les rogner ou les endommager. Et malgré le caractère très fragmenté de la narration, il fallait proposer une expérience utilisateur qui soit satisfaisante.
Combien de temps a nécessité la création de cette bande dessinée interactive ?
Entre le moment où nous avons eu les fonds pour développer un prototype et la sortie, il n’y a eu que six mois, ce qui est relativement court pour un tel projet. J’ai eu la chance de pouvoir m’appuyer sur une équipe très mobilisée et des talents comme Alice Zavaro à la direction artistique, Fabrice Lapeyrere pour le développement web ou encore Camille Chabert pour l’animation.
Mano Solo, vive la révolution ! a bénéficié du Fond d'aide aux expériences numériques du CNC.
Un specialiste des nouvelles ecritures
Si Mano Solo, vive la révolution ! est la première BD interactive de Nicolas Rouilleault, il a déjà exploré d’autres formats nouvelles écritures. Il a ainsi réalisé les séries digitales Wireless et #Accro et a été producteur exécutif ou associé pour le documentaire interactif Le Printemps en exil de Massimiliano Minissale, pour l’expérience VR -22,7°C de Molécule, Jan Kounen et Amaury La Burthe et pour le projet transmédia French Waves de Julian Starke. Il produit actuellement avec Tamanoir A City of Foxes de Nihaarika Negi, une expérience entre théâtre immersif et création interactive « qui plonge dans un monde dystopique à mi-chemin entre Saint-Exupéry et Miyazaki ». Ce projet, en cours de réalisation, est créé en partenariat avec le Théâtre Lepic et l’American Center for Art and culture. « On a prévu à la base de présenter un prototype de l’expérience dans ces deux lieux à l’automne, mais la crise actuelle fait peser certaines incertitudes sur le projet. On ne sait pas comment faire venir la réalisatrice à Paris avec les problèmes de visas ».