« S’élever c’est d’abord être à terre » : d’où vient le titre intrigant de votre dernière œuvre ?
Mathieu Calmelet : C’est principalement lié à la chorégraphie et aux mouvements qui structurent cette œuvre. Nous avons beaucoup réfléchi à des éléments qui pourraient s’élever et s’écraser et nous nous sommes particulièrement inspirés des grands tableaux du Jugement Dernier, où l’on voit d’un côté des corps attirés par le paradis, vers le haut, ou guidés vers les enfers qui plongent vers les abysses. Nous voulions rester éloignés de l’aspect religieux tout en gardant cette idée d’attraction et de répulsion et cette gravité qui est en tension dans ces œuvres.
Ludivine Large-Bessette : Notre objectif était d’abord de nous interroger sur la représentation du corps dans notre société. Il est soit dénigré (cela vient de la culture judéo-chrétienne qui a tendance à mettre en avant l’esprit contre le corps), soit adoré lorsqu’il est modifié et fort, comme le corps des sportifs. Nous, nous défendons un corps dans toutes ses limites. Nous avons donc choisi une forme très prosaïque : on commence au sol et même lorsqu’on s’élève, on ne vole pas dans les airs comme un super-héros.
L’idée de réinterpréter le retable d’autel est donc liée à cette perception du corps très particulière de la culture judéo-chrétienne ?
M.C. : Oui et cela fait même partie des éléments qui nous ont amenés à nous lancer dans ce projet. Nous voulions réinterpréter cet objet qui est très théâtral (il peut être fermé ou ouvert), et a presque une présence physique. Nous sommes assez friands d’art liturgique même si les préceptes de la religion nous intéressent peu.
L.L-B. : Prendre le retable d’église, qui est également un objet politique utilisé dans les hospices, c’est aussi une manière de s’interroger sur ce que sont aujourd’hui nos cérémonies collectives qui mettent en scène le corps, comme dans les stades. Nous sommes très heureux d’exposer dans un gymnase, parce que pour nous, c’est un espace qui a pris le relais de l’église aujourd’hui. Les stades et les gymnases accueillent les grandes cérémonies collectives (les concerts et les matchs), mais ils sont également un lieu d’accueil en cas de drame, comme les églises auparavant.
Vous précisez dans la présentation que cette œuvre « tire parti du lieu qui l’accueille ». Quelle configuration a été choisie pour la Nuit Blanche ?
L.L-B. : Nous avons réadapté les placements au sol pour la réalité augmentée. Comme l’espace est très grand, nous allons également éclairer différemment les voutes de ce gymnase en bois pour que l’œuvre ne soit pas perdue au milieu.
M.C. : L’idée c’est que le public ait l’impression d’entrer dans un gymnase fermé où tout est éteint, et que seule brille cette tâche de lumière.
L.L-B : La précision dans le texte de présentation visait avant tout à faire en sorte que l’œuvre ne soit pas seulement exposée dans des musées. Nous voulons qu’elle soit au contact d’autres publics et pas seulement vue dans un milieu sacralisé.
Comment est construite cette œuvre qui mêle vidéo, réalité augmentée et performance ?
L.L-B. : Le retable peut être ouvert ou fermé : l’histoire racontée sera donc différente selon les moments. La partie fermée fait écho au retable traditionnel dans lequel le mécène se mettait en avant en se faisant peindre de manière extrêmement pieuse. Nous évoquons cet aspect de manière ironique : Olivier Dubois, qui était le directeur du Ballet du Nord au moment où ce dernier a soutenu notre projet, rejoue pour nous cette figure pieuse. Mais il ne peut pas s’empêcher de danser et d’attirer l’attention sur lui. Il y a également dans l’œuvre de nombreux codes de la mort et du repas : dans la version ouverte, le spectateur peut ainsi voir un personnage principal dansant dans un décor ressemblant à une morgue ou une cuisine. Nous avons d’ailleurs tourné cette vidéo dans une cantine scolaire car nous voulions explorer les possibilités de cet univers de collectivités avec de l’aluminium. Sur la partie droite, nous montrons par exemple un groupe de personnes enchevêtrées qui s’élèvent, afin de rejouer les codes du Jugement Dernier mais de manière plus ambivalente.
M.C. : C’est un ensemble de petites narrations qui, dans un grand Tout, raconte une histoire que le spectateur peut recomposer à sa guise et en fonction de son imaginaire. Nous y avons injecté des aspects de mythologie, des réinterprétations d’éléments religieux comme le lavement des pieds de Jésus…
Qu’apporte la réalité augmentée à cette œuvre ?
M.C. : Elle implique les spectateurs qui peuvent voir, en se mettant à la bonne place, un danseur apparaître dans l’espace, sur la table qui sert d’autel. Nous ajoutons ainsi une matière chorégraphique qui s’intercale entre le retable et le spectateur.
L.L-B : La réalité augmentée apparaît par moments : elle n’est pas tout le temps « scannable » et ne montre pas toujours la même chose. Le spectateur a l’habitude de l’immédiateté sur son téléphone : il a accès à tout, partout où il va. Ici, s’il n’est pas là au bon moment ça ne marchera pas, ce qui inscrit les nouvelles technologies dans une chronologie qui nous dépasse. La réalité augmentée permet également de toucher un public différent : les plus âgés vont être accrochés par la réinterprétation du retable, les plus jeunes vont arriver à l’œuvre par le biais de la tablette.
Le corps est au cœur de cette œuvre, comme dans vos précédentes créations. Pourquoi a-t-il cette importance dans votre travail ?
M.C. : Je suis danseur de formation, je suis dans une démarche corporelle depuis l’âge de 5 ans, depuis que j’ai commencé la danse contemporaine. Le corps a donc toujours été l’une de mes préoccupations essentielles.
L.L-B. : Je fais de la photo et de la vidéo et le corps est mon sujet de prédilection. Il y a un rapport au corps différent en fonction des époques, des cultures, des pays : c’est un biais passionnant pour interroger, par des moyens détournés, la société d’aujourd’hui.
Cette installation/vidéo/performance a été soutenue par le Dispositif pour la Création Artistique Multimédia et Numérique (DICRéAM) du CNC.