Rencontre avec l’artiste numérique Albertine Meunier

Rencontre avec l’artiste numérique Albertine Meunier

14 octobre 2019
Création numérique
Albertine Meunier
Albertine Meunier Olivier Ezratty
Membre du collectif DataDada qui fait de la data « autre chose qu’un  simple fait numérique », Albertine Meunier prend un malin plaisir à créer en se moquant des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon), ces géants du web qui prennent une place prépondérante dans la vie des internautes. Artiste numérique depuis 1998, elle questionne à travers son œuvre les grands acteurs d’internet, les moteurs de recherche, les réseaux et les interactions numériques afin de dévoiler la poésie du numérique. Rencontre avec une artiste qui utilise internet comme matériau de création.

Vous étiez au départ ingénieure dans l’optoélectronique (l’étude des composants électroniques). Comment avez-vous basculé vers l’art numérique ?

Je voulais faire une école d’art lorsque j’étais jeune, mais j’ai finalement suivi un parcours scientifique car je devais avoir « un vrai métier ». J’ai donc passé un BTS en optique puis j’ai étudié dans une école d’ingénieur, métier que j’ai pratiqué pendant plusieurs années sans me soucier d’autres choses. Fin 1990, dix ans après le début de ma carrière, j’ai repris une pratique artistique en parallèle de mon activité professionnelle. C’était au moment de la naissance d’internet : j’ai d’abord utilisé le web comme moyen d’exposition avant d’en faire, petit à petit, ma matière pour créer et réfléchir. Tout est venu naturellement. Internet était pour moi, au départ, davantage un moyen d’exposition pour les collages numériques interactifs que je réalisais sous le nom de Cathbleue.

Votre changement de nom a accompagné votre changement de sujet ?

On peut le dire ainsi. Internet est finalement devenu davantage qu’un moyen d’expression pour moi. C’est peut-être lié à la maturité d’une pratique. N’ayant pas fait d’école d’art, j’ai une pratique artistique que je considère encore comme amateur, dans le sens où ce n’est pas ma source de revenus principale : j’ai encore un métier à côté (dans le design ndlr) et je crée loin des standards de l’art contemporain ou numérique. Mais j’aime cette idée de bricolage et j’utilise des objets un peu désuets, simples. Ce que je produis est compliqué, mais ça ne se voit pas.

Qu’est-ce que votre métier actuel d’ingénieure dans le design apporte à votre pratique artistique ?

Tout se nourrit : il y a les mêmes champs de réflexion dans mon métier et dans mon art, mais regardés différemment. La pratique artistique est plus libre, sans contraintes : je peux aller vers des choses plus décalées.

 

Dans vos œuvres, vous mettez aussi bien en lumière l’historique des recherches Google (comme dans My Google Search History, le livre que vous avez sorti rassemblant toutes vos recherches personnelles) que l’Intelligence Artificielle. Pourquoi questionnez-vous les grands acteurs d’internet ?

Ce sont les gloutons du moment, ils changent le monde de manière très subtile, à petits pas, chaque jour un peu plus. Je m’intéresse beaucoup aux données, et ces acteurs-là sont quand même partie prenante à ce niveau-là. Je m’interroge sur comment le monde change, comment on peut prendre conscience de ce changement qui n’est pas toujours visible et comment on peut agir. Une forme de fascination s’opère en moi face à la puissance d’internet, des réseaux et des données qui ont peu de contre-pouvoirs possibles. J’aime chercher des formes de poésie dans la répétition, dans ces mécanismes qu’on fait tous et attribuer ainsi une forme de magie aux réseaux.

 

Dans « Le Livre infini », vous projetiez des livres numériques disponibles sur Google Books sur un grand livre blanc et vierge. C’est un clin d’œil nostalgique au livre papier ?

Le Livre infini est un bel objet, un dispositif à la fois technique et artistique. Je me suis dit un jour : pourquoi ne renverse-t-on pas la question du livre numérique ? Pourquoi ne garde-t-on pas le papier ? Quand on ouvre un livre, on voit du contenu sur une page ouverte, mais le livre est blanc avant et après. J’ai donc créé un dispositif avec Sylvie Tissot pouvant mettre en scène cette idée-là. L’idée première était autour du site Google Books qui rassemblait une infinité de livres et dont la consultation se faisait sur tablette. Je voulais publier tous ces livres dans un seul bouquin et permettre au public d’accéder à ces livres numériques sur un contenu papier.

 

Il y a une forme d’ironie dans vos œuvres, comme dans « Ma Data est une poule aux œufs d’or » où un objet en forme de poule pond des œufs en or quand le cours de l’œuf à Rungis descend sous les 7euros pour 100 œufs. Utiliser l’humour aide à faire passer le message plus facilement ?

Je suis une personne très taquine et c’est vrai que ça marque plus les esprits. Il y a un aspect sérieux dans mes œuvres car elles s’appuient sur des faits, mais il y a cette forme légère pour être entendue et ne pas avoir un côté trop dramatique. Cette fantaisie fait également partie de ma personnalité : je prends les choses sérieuses avec un regard décalé. Et la fantaisie accroche car c’est l’une des rares manières de montrer des choses sans être culpabilisant. Même sur des sujets sérieux, on s’amuse : j’aime trouver des formes qui me font rire pour avoir une double lecture.

 

On retrouve cette même fantaisie au sein du mouvement DataDada, dans lequel vous et les autres artistes « souhaitez enrober, saupoudrer, tapisser, coiffer et envelopper la Data de l’influence du mouvement artistique Dada », ce courant artistique du XXe siècle au ton irrévérencieux et caustique, bousculant les conventions et valeurs de l’époque pour créer de manière ludique, frivole, et extravagante.

Ce collectif a été créé avec Julien Levesque et il s’est élargi avec Bastien Didier, Sylvie Tissot et Thu Trinh-Bouvier. Faire écho au mouvement Dada nous intéressait car finalement, les moyens d’agir de cette époque résonnent en nous. Nous faisons beaucoup d’objets inutiles autour des données et nous ne sommes pas du tout dans les codes actuels du champ artistique. La poule est devenue notre effigie, nous avons même fait des pièces avec cette mascotte (la DataPépette). Nous créons tous de la data à gogo, mais finalement c’est de l’or pour les autres et pas pour vous.

Quels sont vos prochains projets ? Une œuvre autour des assistants vocaux comme la Google Home ?

J’ai des projets en cours mais qui ne sont pas finalisés car créer cette double lecture est toujours un peu long. Mais je travaille effectivement sur une œuvre autour des assistants Google : il s’agira de petits Père Noël qui répètent tout ce qu’on dit et ils vont être placés autour d’un assistant vocal qui répondra à des questions pour donner une installation un peu inaudible. Actuellement, je suis plutôt dans la musique : j’ai commencé à apprendre la guitare électrique et j’ai créé un dispositif me permettant de piloter des objets avec mon instrument. J’ai prévu de faire un concert pour sèche-cheveux : chaque accord anime un objet différent. Mais ce dispositif n’utilisera pas internet… Au fond, c’est peut-être animer des vieux objets qui m’intéresse (rires) ! J’aime être dans cet univers magique où je claque des doigts et les objets s’animent. Je ne sais pas si je régresse, mais je suis de plus en plus enfantine (rires) !