Le titre de votre création fait référence au néologisme « solastalgie », inventé par le philosophe australien Glenn Albrecht en 2003, qui est « une forme de détresse psychique ou existentielle causée par la modification brusque d’un environnement familier ». Qu’est-ce qui vous est venu en premier, le titre ou l’idée générale de l’œuvre ?
Pierre-Alain Giraud : Il y a eu un vrai dialogue entre le titre et le projet. Antoine avait déjà travaillé sur ce thème de la solastalgie avant ce projet et lorsque nous l’avons écrit, le titre a surgi.
Antoine Viviani : Solastalgia est dans la lignée de mon film Dans les limbes grâce auquel j’ai d’ailleurs rencontré Pierre-Alain, chargé de son montage. C’est vraiment la continuité de cette réflexion très personnelle sur la mémoire, les données et la technologie. Après le film, j’ai beaucoup réfléchi à ces questions-là. Pierre-Alain était en contact avec Les Champs Libres (un ensemble culturel à Rennes ndlr) et lorsqu’ils nous ont proposé de faire une exposition autour de Dans les limbes, nous avons imaginé cette expérience qui va au-delà de ce que le film raconte pour justement intégrer ces enjeux de la solastalgie.
Solastalgia est une création immersive en réalité augmentée. Pourquoi avoir choisi cette technologie ?
P-A.G : Le dispositif immersif est une demande des Champs Libres. Nous devions investir un espace de 500 m² avec cette œuvre. Le choix de la réalité augmentée s’est imposé face à la VR par le sujet qui évoque cette dernière génération d’humains qui s’uploadent pour vivre à l’intérieur de cette machine. Il fallait que l’on surimpose des photos sur l’environnement pour que le public puisse toujours le voir.
A.V. : Nous avons effectivement envisagé un dispositif VR, mais il nous est apparu que ce n’était pas le bon moyen pour le monde post-apocalyptique que nous étions en train de créer pour ce projet nourri par des références, comme 2001, l’odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke, qui m’accompagnent sur tous mes projets. Il y a deux ans, nous avions déjà écrit un autre projet VR monté comme une série d’expériences intérieures avec de grands compositeurs de musique contemporaine. Mais nous avons constaté que la technologie n’était pas assez prête et que le résultat serait décevant. Nous avons donc arrêté son développement. Pour Solastalgia, il nous paraissait plus immersif, percutant et même novateur de proposer une telle installation qui joue avec la réalité d’un lieu qu’on peut mettre en scène avec un espace et une scénographie. La réalité augmentée s’est donc imposée naturellement et nous avons cherché des solutions techniques.
Quelle a été la principale difficulté technique ?
P-A. G : Peu de solutions existent pour faire de la réalité augmentée : beaucoup de choses sont faites avec des smartphones ou des tablettes mais ce n’est pas le matériel que nous voulions. Certaines lunettes existent, comme les Magic Leap qui ne sont pas adaptées à une œuvre grand public car les spectateurs ne peuvent pas garder leurs lunettes, ce qui rendait impossible la création d’une exploration avec des obstacles de ruines. Nous avons commencé l’expérience avec les HoloLens dont le champ de vision est assez limité même si ce casque, qui nous a agréablement surpris, est très stable. Nous avons donc dû créer un nouveau logiciel car rien n’existait pour un tel espace. Microsoft a joué le jeu et nous avons finalement pu présenter Solastalgia au Sundance Festival avec une nouvelle version plus immersive des lunettes HoloLens (l’expérience est présentée à Rennes avec la version 1 de ce matériel ndlr) Il y a eu un gros pas en avant en termes de technologie.
Les spectateurs doivent revêtir un costume dans l’expérience. C’est une manière de les plonger dans Solastalgia avant même de mettre les lunettes ?
P-A. G : Nous voulions vraiment que les spectateurs puissent avoir un costume pour une immersion complète. Ils sont dans le noir lorsqu’ils rentrent dans l’œuvre. Il y a ensuite des dispositifs de lumières et de sons qui permettent au costume d’éclairer autour du spectateur. Il sert vraiment d’outil d’exploration qui aide à se déplacer dans le lieu. Il permet également d’anonymiser les spectateurs afin qu’ils ne puissent pas communiquer entre eux ou se reconnaître, ce qui favorise une expérience plus solitaire.
A.V :
Au départ, le costume devait être celui d’un cosmonaute pour respecter cette idée d’être coupé du monde, de ne plus être adapté et de ne plus être dans un lien qui a du sens avec l’environnement. Mais c’était compliqué. Nous avons donc eu l’idée de ce costume de touareg du futur pour ce monde un peu de nomades errants. Nous avons fait un prototype pour Rennes et il va évoluer car l’expérience va voyager.
P-A.G : Il n’y a qu’une partie du costume à Rennes, celle essentielle qui permet de se repérer : le casque, des LED et un sac à dos. Mais le costume va évoluer maintenant que la version 2 du casque est plus maniable. C’est vraiment la technique qui nous bloquait auparavant.
L’œuvre est-elle également vouée à évoluer ?
P-A.G : Nous l’avons en effet pensée pour qu’elle évolue avec la technologie et pour la modifier de manière simple et dynamique quand on voyage. Nous avons la possibilité de filmer de nouveaux fantômes pour nous adapter avec les acteurs locaux. Nous allons d’ailleurs travailler avec le National Theatre of Iceland pour tourner de nouvelles scènes. Nous placerons également ces personnages dans une scénographie adaptée : la Terre sera par exemple beaucoup plus noire qu’à Rennes pour être en cohésion avec la géologie du lieu et des hommes qui y vivent.
Quel est l’enjeu de s’adapter ainsi à la région dans laquelle l’œuvre est présentée ? C’est une manière de provoquer un impact encore plus important chez les spectateurs ?
A.V. : Nous nous sommes amusés avec la mise en scène de ce projet pour montrer que le lien au paysage est différent selon la géologie et la culture. Il est possible de l’adapter à de nombreuses réalités différentes, à celle de l’Islande mais pas seulement : ça rajoute une dimension et une pertinence au propos et au contenu des scènes. L’idée est de savoir comment raisonner avec la culture locale pour qu’il y ait des conversations autour de ces enjeux et sujets mondiaux. Même si on invite des anthropologues à venir élargir la parole du sujet, il faut que le public puisse se questionner à travers cette histoire. Mais ça n’a de sens au final que dans un environnement réel et connu. Arriver à recréer les choses sur place plutôt que les transporter à travers le monde a également plus de sens évidemment, notamment écologiquement parlant. Le but n’est pas de participer complétement à l’épuisement des ressources à travers notre projet. Il faut aussi avoir cette réflexion-là.
PA :