Vous souvenez-vous de l’élément qui a déclenché votre envie de vous lancer dans l’industrie vidéoludique ?
Le plus important ce fut sans doute l’influence du cinéma et de mes lectures. Les livres de science-fiction (1984, Fahrenheit 451, Le Monde du Fleuve, Dune, etc) se sont mêlés à ceux que je lisais sur la religion (je suis fasciné par leur puissance) et aux ouvrages de psychologie (Freud et Jung, notamment). C’est cette diversité qui peut expliquer le très curieux mélange qu’est Nomad Soul. La fin du jeu Shadow of the Colossus du créateur japonais Fumeto Ueda m’a totalement scotché par sa poésie et sa force et ce fut également un jalon essentiel dans mon désir de créer mes propres oeuvres. Mais le véritable déclic eut lieu au CES de Las Vegas. J’y ai découvert la démo d’un des premiers jeux de combats en 3D, Battle Arena Toshinden. Un importateur japonais le faisait tourner sur cette petite boîte grise que personne ne connaissait encore : la PlayStation 1. Ce fut une révélation : j’ai compris que les jeux vidéo allaient passer un cap grâce à la 3D. On allait pouvoir raconter des histoires d’une autre manière. Des histoires dont le joueur serait le héros...
Vous évoquiez Nomad Soul, qu’est-ce qu’il représente pour vous ?
Nomad Soul est le premier jeu de ma carrière. A l’époque j’étais musicien et compositeur professionnel, mais c’était un projet sur lequel je travaillais sur mon temps libre. Lorsque j’ai présenté le concept à des amis d’autres studios, j’ai réalisé à quel point je n’y connaissais rien... J’avais imaginé une ville futuriste en monde ouvert (un sujet techniquement très compliqué) avec des passants, des véhicules et une totale liberté d’action pour le personnage principal. Un défi insurmontable pour l’époque. C’était aussi (déjà) une narration complexe qui mélangeait de l’aventure et de l’action d’une manière inédite. Et j’ai rapidement pu toucher du doigt la difficulté de raconter une histoire à travers l’interactivité. Nomad Soul abordait de nombreux thèmes : la réincarnation, la culpabilité, la quête d’identité, tout cela à travers une approche atypique très risquée. J’ai réussi à force de persévérance à convaincre quelques amis de me donner un coup de main pour créer un prototype en 3D temps réel (ce qui était un petit exploit en 1996). Mais lorsque nous avons présenté notre travail aux éditeurs, aucun n’a accepté de signer le projet.
D’où l’idée de créer votre porpre studio ?
Oui, Quantic Dream est né comme ça, pour développer Nomad Soul. Nous avons trouvé un partenariat avec une société de Motion Capture (capture de mouvement sur des acteurs réels) ce qui était totalement inédit, et nous avons posé les bases du jeu. Quelques mois plus tard, nous signions en tant que studio indépendant avec l’éditeur anglais Eidos. À l’époque, le jeu vidéo en était au stade du « garage gaming » : un stade amateur où l’on découvrait tous ce qu’était une entreprise et un développement informatique complexe. On gérait déjà des sommes importantes de plusieurs millions, un peu au jour le jour, mais on travaillait avec sincérité, passion et… inconscience. Ce jeu qui cumulait difficultés techniques et conceptuelles a été un véritable défi, mais il m’a énormément appris.
D’après vous, qu'est-ce qui a fait le succès d’un tel jeu ?
Nous avions pour ambition de créer le jeu « absolu », où l’on pourrait raconter sa propre histoire en interagissant de toutes les manières possibles. Nous avons gagné ce pari, mais le résultat était imparfait parce que je souhaitais faire trop de choses en même temps. J’ai cependant senti que la notion de narration interactive était la voie que je voulais suivre.
Nomad Soul annonçait - certes, de manière imparfaite - un certain nombre de directions qui allaient s’imposer dans les années qui ont suivi. C’était une expérience exotique, totalement barrée, très loin des codes et des normes vidéoludiques de l’époque. On y trouvait une des toutes premières villes en 3D temps réel de l’histoire du jeu vidéo, un mélange de narration et d’action dans un monde ouvert, un aspect mystique et une approche visuelle très inhabituels.
Je n’ai pas la prétention d’avoir été un précurseur : ces idées étaient dans l’air à l’époque. Nous avons juste eu la chance de faire partie de ceux qui se sont confrontés tôt à la difficulté de les réaliser. Par contre, si l’on y ajoute les concerts en temps réel de David Bowie dans le jeu et la bande-son qu’il a composée, cela donne une expérience vraiment originale. Et je crois que c’est tout cela qui a fait que le jeu a été remarqué.
Dans l'ensemble, que cherchez-vous à faire passer comme sensations ou comme messages à travers vos jeux ?
Beaucoup de jeux attachent une grande importance à la dextérité du joueur ou à ses réactions primaires (peur, frustration, agressivité). À travers mon travail, j’essaie de m’intéresser à ses émotions sociales (empathie, tristesse, joie, etc.) qui vont laisser une trace plus importante dans sa mémoire émotionnelle. J’ai eu la chance d’écrire seul cinq jeux originaux avec une totale liberté créative - ce qui est de plutôt rare. Je n’ai jamais cherché à délivrer un message, mais je veux créer du sens. Je veux poser des questions au joueur et lui donner la possibilité d’y répondre à travers l’interactivité. En écrivant, on parle de soi de manière profonde et souvent inconsciente. Régulièrement, des gens analysent mon travail et remarquent des thématiques que je n’avais même pas théorisées : l’enfance, la nécessité de s’accepter, la quête d’identité. Ce sont probablement des choses importantes pour moi mais j’essaie de ne pas trop m’auto-analyser. L’écriture est un processus subtil et délicat et plus on réfléchit, moins le résultat est intéressant.
Quelle est pour vous votre plus belle réalisation ?
Notre dernier jeu, Detroit : Become Human. Avec ses quatre années de travail, dont deux d’écriture, 360 jours de tournage, 300 acteurs, 4000 pages de script, il s’agit pour moi de l’aboutissement de ce que j’ai appris en vingt ans de carrière. J’ai voulu adopter une approche inspirée du livre de Ray Kurzweil, Humanité 2.0, mais basée sur les personnages plutôt que sur l’IA. La plus grande difficulté a été de proposer un scénario qui soit à la fois prenant et émouvant, tout en construisant un arbre narratif décrivant toutes les évolutions possibles. Ce sont des dizaines de milliers de variables qui sont traquées par le jeu et qui ont été répercutées sur les tournages avec les acteurs, l’éclairage, la bande-son. Tout devait suivre. Nous voulions également créer un jeu qui interroge nos valeurs, mais également des problématiques sociétales telles que la violence domestique, la ségrégation, le racisme ; des thèmes que l’on rencontre très rarement dans ce média. C’était pour nous un immense défi de montrer qu’un jeu vidéo pouvait les aborder de manière profonde et responsable.
J’ai énormément apprécié travailler avec tous les acteurs et nous avons eu un cast incroyable. Développer un jeu vidéo de cette ampleur a été une grande aventure humaine. À côté de jeunes comédiens (Valorie Curry, Bryan Dechart, Jesse Williams) et de vétérans (Lance Henriksen, Clancy Brown), nous avons travaillé avec une petite fille pour le rôle d’Alice (Audrey Boustani). Elle avait neuf ans quand elle a commencé. À la fin du tournage, elle avait tellement grandi qu’elle était presque aussi grande que l’actrice principale, ce qui a nécessité que nous retouchions les animations. C’est le genre de choses auxquelles on ne pense pas nécessairement quand on commence à tourner…
Quels sont vos projets ?
Quantic Dream vient d’annoncer l’entrée à son capital du sixième éditeur mondial, la société Netease. Ce partenariat va nous permettre de développer nos expériences sur toutes les plateformes, de renforcer notre présence sur le marché asiatique et surtout de nous préparer aux évolutions technologiques de demain. C’est un accord stratégique très important pour le studio.