FibreTigre, de l’ingénierie en bâtiment au jeu vidéo

FibreTigre, de l’ingénierie en bâtiment au jeu vidéo

23 avril 2019
Jeu vidéo
Sigma Theory : Global Cold War
Sigma Theory : Global Cold War Mi-Clos Studio

Grand entretien - Spécialiste de la fiction interactive textuelle, FibreTigre navigue entre jeux commerciaux et œuvres plus expérimentales. Alors que Sigma Theory : Global Cold War - son nouveau jeu développé avec Mi-Clos Studio – est sorti le 18 avril, il revient pour le CNC sur son parcours, sa vision de l’industrie vidéoludique et ce nouveau titre d’espionnage.


Vous étiez ingénieur en bâtiment. Comment avez-vous bifurqué vers le jeu vidéo ?

Le monde du jeu vidéo se normalise depuis très peu de temps. Dans les écoles, on enseigne une discipline qui a 40 ans tout au plus. N’importe qui sachant faire un peu de maths, aimant le jeu vidéo et voulant apporter sa contribution est bienvenu dans ce secteur car il y a tout à inventer.

Pourquoi est-ce un milieu si ouvert ?

Il y a un appel d’air très fort car on a besoin de produire beaucoup. Le jeu vidéo est plus consommé que le cinéma ou les livres. Aujourd’hui, tout le monde est le bienvenu, mais ça va se rationnaliser et dans quelques années, les choses seront plus compliquées. Aujourd’hui, on arrive de partout dans le monde du jeu vidéo. Il ne faut juste pas détester les maths qui sont essentiels pour l’équilibrage, il ne faut pas non plus détester l’informatique et il faut aimer le jeu vidéo. Et on peut se lancer.

Quelle vision aviez-vous de cette industrie au moment de vous lancer ?

Je n’étais pas du tout dans l’industrie vidéoludique au départ. J’ai commencé en 2000-2001 et je me suis spécialisé dans quelque chose de très particulier : la fiction interactive textuelle. C’est un peu l’équivalent du cinéma expérimental. Je suis venu directement par cette scène-là car elle était assez facile d’accès pour moi : il n’y avait pas besoin de musiciens ou d’artistes graphiques, il n’y avait pas d’objectifs de vente… J’ai travaillé dix ans dans ce milieu sans pour autant être inexistant ailleurs. J’ai fait par exemple une exposition en Suisse en 2006. Mais après dix ans d’expérimental, j’ai voulu m’ouvrir au grand public. On m’a rapidement proposé de travailler avec Mi-Clos Studio sur un premier jeu, Out There, qui a très bien fonctionné. Aujourd’hui, mes revenus viennent principalement des jeux commerciaux mais je fais encore de la recherche et du développement en codant des jeux expérimentaux chaque soir en direct sur Twitch.

Pourquoi est-ce important pour vous de garder ces deux aspects, le commercial et l’expérimental ?

Faire des choses nouvelles est assez excitant. Beaucoup de choses peuvent être dites par les jeux vidéo, et je ne parle pas de discours sophistiqués. J’ai par exemple réalisé en 3 jours, cet été, One Family. Vous êtes une famille ordinaire en l’an -4000 en Afrique, et pour chaque génération, vous allez prendre trois grandes décisions comme changer de religion, se marier, adopter quelqu’un, créer une œuvre artistique... On suit l’aventure de cette famille jusqu’en l’an 2000. Malgré sa simplicité, le jeu raconte l’histoire des migrations de population. Pour moi, il faut instruire mais pas éduquer avec le jeu vidéo. Ce qui est intéressant, c’est de dire : la guerre c’est ça, en montrant des faits. Et maintenant vous décidez si c’est bien ou mal. Dans One Family, on a le choix de jouer un homme ou une femme et il faut survivre le plus longtemps possible alors qu’il y a une mortalité énorme. On s’aperçoit que lorsqu’on est un homme dans une religion qui tolère la polygamie, on peut avoir plusieurs femmes, plein d’enfants et donc plus de chance de survivre. Si on est une femme avec 2 ou 3 enfants, ces derniers risquent de mourir et elle n’a plus forcément la possibilité d’enfanter encore après 40 ans. Les joueurs vont donc se dire : je comprends qu’à cette époque, il y avait une nécessité d’avoir plusieurs compagnes pour avoir beaucoup de descendants. J’ai juste mis la mécanique, les joueurs se débrouillent et tirent leurs conclusions.

Pour les projets « expérimentaux » tel que One Family, vous avez une liberté de création au niveau de la narration. Est-ce la même chose pour les titres plus commerciaux ?

Non, nous avons de nombreuses contraintes. Il faut savoir que les jeux sont vendus principalement dans des magasins américains, nous devons donc nous conformer à leurs normes législatives et culturelles. Dans le cinéma français, on peut parler librement de la sexualité épanouissante et décrire la société à travers elle. Ce n’est pas le cas partout. 40% de nos acheteurs sont américains même si nous avons d’autres marchés qui nous aiment bien comme la Russie. Dans Sigma Theory, nous avons mis en avant des pays habituellement absents des jeux vidéo habituels, comme la Turquie. Dans ce jeu, où l’on incarne l’une des dix puissances mondiales, on peut jouer des agents turcs, des Kurdes, etc... Il y a un engouement économique et profitable à parler de la diversité dans le monde.

Quel a été votre travail de recherche pour ce jeu d’espionnage ?

Il a représenté quatre ans de travail. Ce qui est fou, c’est qu’il y a quatre ans, Daesh n’existait pas, c’était Al-Qaïda. Barack Obama était président des Etats-Unis. Il n’y avait pas eu les attentats de Charlie Hebdo. Je pensais que l’Ecosse allait se séparer de l’Angleterre et on ne savait pas ce qu’était le Brexit… Le monde était complétement différent. J’avais fait des mécaniques de jeu sur le terrorisme, mais notre relation avec le terrorisme a changé avec Charlie Hebdo. On ne pouvait plus en parler de la même façon. Il y a donc eu beaucoup de réécriture pour que le jeu ne soit pas trop connoté 2013. Nous nous sommes énormément documentés pour expliquer comment les choses fonctionnent aujourd’hui. Nous avons intégré les drones, la cybersécurité. Nous avons voulu parler du monde sans cliché : les cultures entre les peuples sont différentes et nous avons essayé de témoigner de cette diversité via les agents. Il y en a 50 (4 par pays environ) et chaque agent est un archétype d’un problème diplomatique du pays. En France par exemple, il y a une indépendantiste basque, une avocate des Droits de l’Homme, un légionnaire… C’est une manière de parler de l’actualité au travers des agents.

Qu’a changé pour la narration du jeu le fait d’avoir une politique d’auteur ?

Ça a influencé le storytelling mais aussi le game design. Si je vous dis demain : « faites un jeu sur des espions », vous pensez James Bond, poursuites en voiture, Mission : Impossible… Avec une phase de documentation très forte et un projet pris comme un auteur, on écrit un univers comme la réalité en se demandant : « Qu’est-ce que le monde géopolitique aujourd’hui ? ». A partir de là, des choses apparaissent : la relation à l’humain et la relation diplomatique sont plus importantes que les explosions dans les films, ce qui crée des systèmes de jeu qui ne sont pas ceux qu’on aurait naturellement. Il y a des courses-poursuites en voiture dans Sigma Theory, mais elles sont moins importantes que la cyberguerre ou la diplomatie.

Pourquoi pensez-vous que l’écrivain, l’auteur, doit avoir une place importante dans le processus de création du jeu vidéo ?

Aujourd’hui, un écrivain ou scénariste professionnel fait le travail inverse de celui d’un écrivain ou scénariste de jeu vidéo. Si vous voulez faire une bonne série télé, vous allez créer des personnages avec de la consistance. Dans le jeu vidéo, c’est l’inverse. Il va souvent y avoir des personnages dont le joueur va prendre le contrôle. Si ce dernier est trop écrit, le joueur ne pourra pas faire ce qu’il veut, il ne fera que des actions logiques. Il n’aura pas de liberté donc plus de jeu. Dans le jeu vidéo, il faut créer des personnages intéressants mais d’une certaine façon creux, pour que le joueur puisse devenir ce qu’il veut. Il faut des écrivains et scénaristes, mais il y a tout un métier à inventer.

Quelle est pour vous la place de l’auteur dans la création d’un jeu vidéo ?

Il ne faut penser à aucun moment que l’auteur du jeu vidéo écrit une histoire qui mérite d’être lue. L’essence du jeu vidéo, c’est que le joueur se raconte une histoire. Je ne veux pas qu’il regarde mon histoire : il n’y a rien de plus pénible que de lancer un jeu et d’avoir un amas de texte à lire. Non, je veux jouer, appuyer sur des boutons et vivre des choses !  Il y aura toujours un auteur mais il dira : « J’ai des joueurs, comment faire en sorte qu’ils interagissent et vivent des situations ? ».