Le jeu vidéo, une passion
Ses vingt ans de carrière n’ont pas entamé l’amour que Jehanne Rousseau porte au jeu vidéo. « Le média en lui-même ne m’a jamais déçue. Je dirais même que la créativité du milieu et sa capacité à se réinventer chaque jour continuent de me passionner », nous explique celle qui aime « le jeu vidéo depuis qu’elle sait que ce medium existe ». Après des études de lettres classiques qu’elle ne termine pas, elle devient graphiste pour des jeux Game Boy. Elle rejoint ensuite les rangs de Gameloft pour travailler sur des jeux destinés aux téléphones portables. « A l’époque, c’était des jeux en noir et blanc. En un an et demi, on est passés à des jeux en couleur bien plus évolués, avec un gameplay plus poussé ». L’aventure dure deux ans. Jehanne finit par quitter Gameloft, après s’être rendu compte que « cette grosse société internationale ne lui correspondait pas ».
Délaissant le développement de jeux vidéo, son goût pour l’écriture la mène au journalisme. Elle pige pour des journaux spécialisés, écrit des nouvelles et réalise des illustrations pour des jeux de rôles et de cartes. Retour au développement en 2005 au sein du studio indépendant Monte Cristo pour le jeu de rôle Silverfall. Trois ans plus tard, c’est le grand saut : elle quitte Monte Cristo avec certains collègues et fonde avec eux Spiders. « J’ai navigué depuis mes débuts entre le graphisme en pixels, l’illustration, l’écriture, la gestion de projets et, depuis douze ans, la direction de studio. Il ne faut pas penser à faire évoluer sa carrière à tout prix en se disant qu’on aura un plus beau poste. Pour moi, il faut trouver le poste dans lequel on se sent bien et on s’épanouit. Grimper les échelons dans une grande société permet d’avoir plus de moyens financiers, mais parfois ces grands groupes répondent moins aux envies créatives que peuvent développer certaines personnes ».
Spiders s’est spécialisé dans les RPG (jeux de rôle) comme Bound by Flame et Greedfall. « Les univers fantastiques et la capacité de ces jeux à raconter des histoires dans lesquelles on laisse le joueur devenir acteur me fascinent. Enfant, je lisais des « livres dont vous êtes le héros ». J’ai également été maître de jeu pendant des années… Cette narration m’intéresse car elle est proche de la manière dont on racontait les contes avant, avec la communauté participant au récit », explique-t-elle. Avantage supplémentaire de ce type de jeu, leur univers « permet une richesse de création : on peut se permettre d’avoir des créatures abracadabrantesques, des planètes fantastiques… C’est beaucoup plus enrichissant pour moi que des jeux ancrés dans le réel », poursuit-elle.
Le goût pour l’écriture
Si Jehanne Rousseau dirige le studio et consacre une grande partie de son temps aux tâches administratives – ce qui n’est pas forcément sa partie préférée -, elle n’a pas renoncé pour autant à l’écriture. Elle écrit quelques nouvelles pour son plaisir personnel et scénarise des jeux réalisés au sein de son studio. « L’écriture d’un jeu vidéo est très différente de celle d’un roman, d’un film ou d’une nouvelle, prévient-elle. Un écrivain ou cinéaste impose sa vision d’auteur et transmet une histoire. Au lecteur de l’accepter ou pas. Pour un jeu vidéo, on doit se mettre derrière le joueur. Il faut se demander ce qu’il aimerait faire ou comment il aimerait interagir avec cette histoire ». Dans ces scénarios à embranchements, le choix du joueur rythme en effet l’histoire. Difficulté supplémentaire : certaines parties de l’histoire n’ont besoin ni de dialogues ni de textes : le contexte et les éléments d’une scène font aussi partie de la narration. « Il y a énormément de choses cachées et la narration n’est pas toujours évidente. Elle est disséminée partout. Il faut penser les choses de manière globale et ne pas se contenter d’un simple scénario ».
« Un jeu en RPG, qui a donc des choix multiples, c’est 35h de jeu et 220 000 mots environ à écrire (sans compter les interfaces et d’autres textes intégrés dans le jeu), soit l’équivalent d’un gros roman. Il y a un important investissement personnel. De plus, on aborde parfois des thématiques qui peuvent être assez sensibles et ce n’est pas simple ensuite d’affronter la virulence de la critique », souligne Jehanne Rousseau. Chaque sortie de jeu est ainsi accompagnée de moments d’angoisse. « Il faut reconstruire son ego à chaque fois », alors même qu’elle puise parfois dans des éléments très personnels de sa vie, comme un auteur le fait avec son roman. « A partir du moment où on crée un personnage, où on lui donne des mots et un caractère en pensant que les joueurs vont être en contact pendant 35 h avec lui -bien plus qu’un film -, on se met à vivre avec lui pour qu’il y ait de la cohérence. C’est un travail assez introspectif. Pendant le développement de Greedfall, j’ai vécu des événements personnels très durs. Devoir continuer à écrire des éléments du jeu qui étaient en résonnance avec ce qui m’arrivait a été particulièrement difficile. J’ai mis beaucoup de moi dans ce jeu. »
Un combat pour la légitimité
A ses débuts il y a vingt ans, l’industrie vidéoludique n’était pas la même qu’aujourd’hui. Il y avait moins de sociétés et moins de femmes dans certains départements. « Je pense effectivement que nous étions moins nombreuses dans le développement. Mais à l’époque, je n’ai pas du tout ressenti cela comme un problème, au contraire. Ce changement était plutôt bienvenu. Certaines crispations ou attitudes différentes sont arrivées plus tard », raconte-t-elle. Elle a ainsi dû faire face à certaines « remarques ou attitudes déplacées de la part d’éditeurs ou de personnes en poste dans des directions, mais pas des développeurs de mon équipe ». « Hélas, le sexisme est présent dans tous les corps de métier », regrette-t-elle en soulignant malgré tout que son « ancienneté permet d’éviter les remarques ».
« Au bout de vingt ans de carrière dans le jeu vidéo, j’ai prouvé que j’avais ma place. Mais il est vrai que j’ai toujours le sentiment de devoir prouver ma légitimité. Je le vois aussi avec certaines collègues qui se sentent obligées d’en faire plus pour prouver qu’elles ont leur place ». Si elle est devenue – involontairement – une ambassadrice du jeu vidéo aujourd’hui, elle confie avoir « douté à des moments » où son engagement dans le développement était questionné. Des périodes qu’elle a surmontées grâce à sa passion pour les jeux vidéo. « Je joue beaucoup, je lis beaucoup d’articles de développeurs, je vais à des conférences, j’en donne… Je ne me laisse pas arrêter par une personne qui remet en cause mon engagement. Mais à un moment donné, j’ai effectivement dû me poser des questions : est-ce que j’étais sûre que c’était le métier que je voulais faire, est-ce que je me sentais bien, est-ce que j’étais heureuse ? Mais je suis obligée de constater que le jeu vidéo, c’est ma vie ».