Comment en êtes-vous venu à explorer l’objet peinture dans le jeu vidéo ?
J’ai une formation en histoire de l’art et je suis féru de jeu vidéo. Inconsciemment, dès que je voyais un tableau lors d’une de mes sessions de jeu, je m’interrogeais sur la raison de sa présence. Le jeu vidéo a fréquemment été comparé à la peinture, souvent pour le légitimer de manière un peu maladroite. En revanche, l’objet peinture dans le jeu vidéo a été rarement étudié, contrairement à ce qui a pu se faire dans le champ du cinéma par exemple.
Dans le jeu vidéo, la peinture fait-elle juste partie du décor ou est-elle un élément aussi important que le sound design ?
Il s’agit en grande partie d’éléments de décor qui permettent d’évoquer par exemple la collection d’un riche personnage dans une grande demeure. Dans ce genre de cas, on retrouvera essentiellement des chefs d’œuvre du XVIIe siècle et de la Renaissance, ou des peintures fictives qui font écho à la direction artistique du jeu, comme dans Mirror’s Edge (un jeu de parkour urbain de DICE/Electronic Arts ndlr) où les peintures sont très abstraites avec des couleurs acidulées. Les tableaux habillent le décor pour créer une cohérence visuelle et favoriser encore davantage l’immersion. Le joueur ne s’arrête pas toujours dessus, sauf s’ils font partie d’une énigme ou s’il est possible d’interagir avec eux.
Dans votre vidéo, vous évoquez d’ailleurs ces tableaux qui donnent accès à un nouveau monde en les traversant.
Cette utilisation ne vient pas du jeu vidéo, mais d’une conception théorique qui, à partir de la Renaissance, pense la peinture comme une fenêtre ouverte sur une réalité qu’on peut observer à travers elle. Ce qui a ensuite été exploité dans la littérature, avec de nombreux personnages entrant dans un tableau pour découvrir des mondes merveilleux, ainsi que dans le cinéma puis le jeu vidéo. La peinture-passage est relativement fréquente, que ce soit pour voyager d’un bout à l’autre d’un même monde par téléportation comme dans Psychonauts (Double Fine Productions), ou pour se rendre dans un univers parallèle comme dans The Witcher (CD ProjektRed). L’exemple de The Witcher est intéressant car le monde dans lequel on entre via le tableau ressemble lui-même à une peinture : le décor présente des effets de matière qu’on peut interpréter comme des traces de pinceau.
Le tableau peut donc être un élément essentiel du gameplay.
Oui, comme dans le jeu The Walking Dead de Telltale Games (le protagoniste découvre dans une ferme son ami amputé des deux jambes. Deux tableaux sont présents au mur dans cette ferme, dont l’un est Judith et Holopherne de Caravage montrant un égorgement ndlr). Les peintures présentes dans la ferme ont un côté métaphorique, elles évoquent une partie encore non révélée du scénario : il faut lire entre les lignes pour comprendre. Ce jeu intellectuel peut se faire avec des tableaux qui existent vraiment car ils ont une charge historique et symbolique. Dans The Walking Dead, ces peintures qui devraient se trouver dans un musée sont déplacées dans ce contexte fictif pour prendre une autre signification.
Y-a-t-il des tableaux plus utilisés que d’autres dans le monde du jeu vidéo ?
Soit les développeurs intègrent une photo d’un tableau, soit ils le redessinent. Judith et Holopherne de Caravage est d’ailleurs présent sous ces deux formes dans The Walking Dead. On trouve essentiellement des œuvres de la période dite moderne (XVe-XVIIIe siècles), et certaines œuvres du XIXe siècle. Il semble que les toiles aux représentations marquantes, voire violentes, soient les plus appréciées : tout comme Judith et Holopherne de Caravage, Le Cauchemar (1781) de Füssli ou Saturne dévorant un de ses fils (1823) de Goya apparaissent fréquemment. Elles sont utilisées comme symboles (comme dans The Walking Dead) ou pour évoquer la richesse d’une collection d’un grand personnage dans un manoir. Exemple avec Amnesia : The Dark Descent (Frictional Games), un survival horror de 2010 qui se déroule dans un château décoré de peintures de la Renaissance italienne et du XVIIe siècle qui correspondent au contexte du jeu. Si l’on a vu des films historiques ou visité des musées, ces tableaux vont réactiver des souvenirs.
Comment ont évolué les liens entre mouvements picturaux et jeu vidéo ?
On trouve vraiment l’intégration de peintures à partir des années 1990, ce qui peut s’expliquer en partie, selon moi, par une certaine volonté de légitimer ce médium en y intégrant des références à des arts considérés comme nobles. Les graphistes intègrent également leurs propres références : l’histoire de l’art est en effet de plus en plus présente dans leur formation. S’ils créent de faux tableaux pour un jeu, ils vont d’ailleurs les adapter à l’univers du titre et à son atmosphère, comme dans Dishonored du Français Arkane Studios où les développeurs ont adopté un style proche de grands courants picturaux du XIXe siècle, en adéquation avec l’univers steampunk du jeu, qui n’est pas sans rappeler la période victorienne. Dans leur jeu Prey qui se déroule dans une station spatiale, ils ont imaginé des peintures qui évoquent le milieu du XXesiècle et qui rappellent le style d’artistes comme Kenneth Noland ou Waldemar Cordeiro. Ces peintures, pastiches d’une époque, sont en cohésion avec le fait qu’il s’agisse de mondes imaginaires.
D’autres jeux vont plus loin en adoptant un rendu proche d’un tableau, comme 11-11 : Memories Retold (Digixart Entertainment et Aardman Animations) où le style graphique rappelle une œuvre impressionniste.
Dans ce genre de contexte, la peinture est là pour donner une teinte ancienne aux événements décrits, un peu comme le noir et le blanc et la sépia au cinéma. Mais la direction artistique correspond aussi tout à fait à l’époque que décrit le jeu. Même si la véritable période dite impressionniste était révolue depuis la fin du XIXe – le courant impressionniste ne s’étant d’ailleurs jamais unifié autour d’un seul et même style pictural –, on en trouvait encore des manifestations dans les années 1910, notamment au travers des œuvres de Monet. Son style est clairement une source d’inspiration majeure pour la direction artistique du jeu.
Autre exemple, Child of Light (Ubisoft Montréal) qui reprend l’esthétique des illustrations de contes de fées de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, comme les œuvres d’Edmond Dulac ou Arthur Rackham. C’est un choix volontaire et pertinent car le jeu raconte l’histoire d’une jeune princesse : il y a un château, des couronnes, des épées magiques, des créatures merveilleuses, etc.
Utiliser la peinture comme objet dans le jeu vidéo permet-il de la faire découvrir à un public qui n’est pas forcément celui des musées ?
Les peintures sont souvent là pour recréer un contexte muséal, comme dans Tomb Raider : l’Ange des Ténèbres (Core Design) où l’on visite un Louvre fantasmé ou Versailles 1685 : Complot à la cour du Roi Soleil (Cryo Interactive/Canal + Multimedia/la Réunion des musées nationaux) dans lequel les pièces sont reconstituées comme à l’époque, avec leur décor et leurs peintures. Il peut y avoir une volonté d’apporter l’art vers un autre public et, dans certains cas, il y a également une ambition pédagogique. C’est notamment le cas dans le second épisode d’Assassin’s Creed (Ubisoft Montréal) qui se déroule en Italie : le joueur peut acheter des peintures de la Renaissance italienne à des marchands d’art pour les collectionner et les exposer dans sa galerie. Dans cette dernière, lorsqu’on zoome sur les peintures apparaissent le titre, le nom du peintre ainsi qu’une courte description.