Les jeux vidéo ont désormais atteint un niveau de réalisme graphique bluffant. Jusqu’à quel point est-il possible de « vivre » un fait historique à travers eux ?
C’est une grande question. Je vais prendre l’exemple d’Assassin’s Creed Unity [qui se déroule à Paris durant la Révolution, NDLR]. Le problème principal du jeu, c’est que l’histoire qui sert de fil conducteur à la franchise, le combat des Templiers contre les Assassins, prend un peu le pas sur la Révolution française. C’est un jeu qui évite la plupart des questions politiques de l’époque, ce qui est un peu gênant. Plus largement, je crois que retranscrire une forme de réalisme historique dans le jeu vidéo est peu évident, voire impossible. Le réalisme historique n’existe pas. Le « réel » est perdu à tout jamais. Par contre, cela peut fonctionner visuellement pour la reconstitution de batailles, comme le débarquement en Normandie dans Call of Duty : World War II. Évidemment, on est sur son canapé et on s’amuse, le côté dramatique du conflit est donc évacué. Il faut faire attention aux discours marketing disant au joueur qu’on le met dans la peau d’un vrai soldat... Non, c’est une version ludique de conflits absolument terribles. Ce qui n’est pas grave en tant que tel : le jeu vidéo est fait pour s’amuser, mais le problème peut être le fait de projeter une visée éducative là-dessus.
Est-ce que le mode Discovery Tour des jeux Assassin’s Creed, qui permet de se déplacer librement et d’explorer en recueillant des informations sur la période où le jeu se déroule, peut être un outil pédagogique intéressant ?
Matériellement et dans la reconstitution historique, oui. Le Discovery Tour est un dispositif qui met très clairement le jeu de côté. C’est bien évidemment intéressant, mais cela montre aussi que pour apprendre l’histoire avec un jeu vidéo, vous devez poser la manette. Vous êtes devant le Parthénon d’Athènes et vous activez la visite guidée. Ce n’est pas un produit qui a été pensé spécialement pour l’enseignement scolaire, même si Ubisoft fait en sorte de toucher les professeurs. Ce que j’ai observé, en l’utilisant en classe, c’est qu’en laissant plus de liberté aux élèves, ils pouvaient choisir de s’amuser en grimpant sur les bâtiments, en poussant les autres personnages… Du coup, on quittait un peu les connaissances purement historiques ! D’autres, par contre, suivaient scrupuleusement les visites guidées sans profiter de la liberté de déplacement. J’ai l’intuition que le jeu vidéo, en rentrant à l’école, gagne un effet de réel qu’il n’a pas dans la sphère quotidienne, à la maison. Ce qui peut poser problème pour certains titres.
Y a-t-il un risque que des élèves prennent pour argent comptant ce qu’ils voient à l’écran puisqu’on le leur montre dans le cadre scolaire ?
Ce sera à affiner dans deux ou trois ans, quand j’aurai fini de rédiger ma thèse [Du ludique au pédagogique : ce que les enseignants font au jeu vidéo, NDLR]. J’aurai un avis un peu plus précis et je reste pour l’instant prudent sur le sujet. Mais cela ne veut pas dire que les enseignants ne font pas leur travail d’esprit critique. J’ai observé certaines séances dont c’était le but : il y a un visionnage du jeu et on le confronte avec des documents. Dans d’autres, l’enseignant peut préciser les éléments du jeu erronés à l’oral, sans transformer la comparaison en exercice scolaire. Cela peut être un compromis intéressant car cela évite la surcharge cognitive.
Il faut donc que l’enseignant cadre beaucoup les séances selon vous ?
Mon travail de thèse est d’observer et d’analyser des séances pédagogiques en situation. Parfois, le cadrage du jeu est jugé nécessaire par l’enseignant. Le problème du jeu vidéo à la maison, c’est qu’il ne permet pas vraiment d’observer concrètement les apprentissages. À moins de rajouter un quiz, comme dans le Discovery Tour justement. C’est une sorte de professeur intégré au jeu. Ce n’est pas naturel de transformer un jeu vidéo en document historique, notamment pour les élèves. Un enseignant m’a parlé d’une séance qu’il avait faite avec Soldats inconnus : Mémoires de la Grande Guerre. Il l’avait installé sur une quinzaine de tablettes, et il faisait jouer ses élèves par deux pour réviser les connaissances des différents chapitres. Au final, il a été un peu déçu, parce qu’en laissant trop d’autonomie aux élèves, ils ont surtout profité de l’aspect ludique du jeu. C’est normal, mais cela peut nuire à son côté éducatif. À l’inverse, ce que j’observe parfois, c’est que le jeu disparaît au profit d’une forme assez scolaire de diffusion des connaissances. On dit souvent que le jeu vidéo est un outil pédagogique. Il peut en être un, mais comment faire pour qu’il le soit sans zapper la partie ludique ?
Vous pensez que les effets pédagogiques du jeu vidéo sont surestimés ?
C’est parfois le cas quand des discours « magiques » sont prononcés par des entreprises ou des personnes ayant un intérêt à le faire. Dans d’autres cas, ce sont plutôt des catégories diplômées qui s’emparent du médium : il est assez facile pour un historien de voir immédiatement les références historiques d’un jeu, alors que le joueur qui n’a pas ces connaissances peut passer à côté. Le jeu vidéo est un jeu avant tout. Le transformer en document d’étude, ce n’est pas une évidence, ou alors c’est tellement scolaire que ça en devient vraiment un travail. Cependant, cette idée du jeu vidéo comme entrée vers l’histoire existe déjà en soi : un jeu peut donner envie d’ouvrir un livre sur le sujet qu’il traite, ou de regarder un documentaire. Mais ce transfert est socialement situé. Dans quel contexte familial allez-vous avoir des personnes qui vont pouvoir orienter le jeune joueur vers des connaissances plus avérées, plus légitimes ? Il faut nuancer tout cela socialement. Et puis, surtout, ce n’est pas un effet propre au jeu vidéo : la bande dessinée et le cinéma aussi peuvent avoir cet effet-là.
Les élèves développent-ils leur esprit critique vis-à-vis du jeu vidéo quand il est utilisé en classe ?
On voit en fait que c’est un exercice très difficile, notamment pour des jeunes en pleine construction de leurs repères chronologiques et historiques. Vous leur montrez un événement historique à travers une fiction, et vous leur demandez de décrypter cette fiction à l’aide de documents historiques. Cognitivement, c’est assez exigeant. Il est possible que cela soit plus difficile encore pour des élèves en difficulté. Tout cela part du présupposé suivant, qui me semble assez faux : les élèves, en jouant à ces jeux, vont apprendre forcément des choses sur la représentation de la période. C’est un peu trop flou pour moi et assez hypothétique. Surtout, c’est surestimer la culture ludique des élèves. Si je reprends l’exemple d’Assassin’s Creed, c’est un jeu utilisé par des lycéens, voire de jeunes adultes, plutôt que par des collégiens. Ce que j’observe également, c’est que les jeux qui rentrent à l’école sont ceux des enseignants. On parlait de Soldats inconnus un peu plus tôt : les jeunes ne le connaissent pas ! Ce qui ne veut pas dire que c’est mal vécu par les élèves, mais il est intéressant d’observer que c’est plutôt la culture ludique enseignante qui rentre en classe.
Mais un jeu peut-il au moins donner le goût de l’histoire ?
Cela peut créer un écho chez le joueur. Quand vous jouez, vous êtes concentré sur votre performance dans le jeu, et vous n’avez pas besoin de connaissances historiques pour le terminer. Du coup, cela dit déjà beaucoup de choses sur le potentiel éducatif de ces jeux. Après, tout cela a évidemment un intérêt d’ambiance et de dramaturgie.
Est-ce que les historiens ont un rôle à prendre dans le jeu vidéo ?
C’est une bonne question. Les historiens français qui ont participé à des jeux sont surtout consultés pour des raisons scénaristiques ou pour vérifier des dates. Mais rien de ce qu’ils peuvent dire ne va modifier le gameplay. J’ai tendance à penser que lorsqu’un jeu vidéo utilise l’histoire, il doit la déformer, s’amuser avec. Personnellement, je prends beaucoup de plaisir à regarder les derniers Wolfenstein, par exemple. Il s’agit d’une uchronie où les nazis ont gagné la Seconde Guerre mondiale. On se retrouve à se balader dans un New York revisité, c’est volontairement parodique. A Plague Tale, lui, se déroule durant la guerre de Cent Ans, avec les effets de la peste noire volontairement exagérés et des éléments fantastiques. Ça me convient, parce qu’on sait que coller au réalisme historique dans le jeu vidéo, ce n’est finalement tout simplement pas possible. Aucun historien ne vous dira qu’il connaît le « réalisme » du Moyen Âge, par exemple, et encore moins à travers une œuvre de fiction.